Ce n’est pas un souvenir gai.
Le voisin est déjà dans la caravane de mon ami quand on y rentre. Une vieille caravane percluse de bord de champ. Il est tôt. C’est juillet. Il fait chaud. On ne s’attendait pas à le voir là. Mais on sait pourquoi il y est. On a deviné la nouvelle.
Il se planque. Silencieux.
Pas un mot. Puis : « C’est fini »
Personne ne dit rien. Ses yeux marnent dans l’ombre de sa casquette rase. Sa tête est basse. Son souffle est court. Il se retient.
Mon ami prépare trois cafés. Solubles. On se serre autour de la table unique. Trois tasses fument. Trois bouches se taisent. Trois regards évitent de se croiser. Par la fenêtre : la brume se dissipe. C’est les foins. On entend la batteuse avaler le retard de cette année de pluie. Les vaches pleurent leurs veaux. L’automne est loin devant.
Ça dure un temps. Pas un mot. Pas même une banalité. Rien.
Puis un soupir.
Puis : « C’est fini... » A mi-voix. Cavalcade.
Et puis rien d’autre. Juste une bruyante gorgée de café refroidi. Et mon ami qui secoue la tête en faisant mine de regarder par la fenêtre. « Et ben... »
Parfois, j’aimerais qu’ils explosent, les paysans. Qu’ils se mettent à crier. A pleurer. A se rouler par terre. A lancer des imprécations. Des cris de rage.
Il est foutu, rien à faire pour lui
Mais non. Jamais. Un paysan, quand sa vie est foutue, il te dit « C’est fini ». Et c’est déjà un effort d’être venu jusqu’ici.
Le tribunal de commerce de Montluçon vient de prononcer la faillite de son exploitation. Dans quelque jour, le commissaire priseur viendra faire l’inventaire de ses biens. Et d’ici trois semaines, le liquidateur viendra procéder à son invraisemblable besogne.
C’est fini en effet.
La cale est pleine d’eau.
Des mois que ça planait. Que la rumeur de sa faillite faisait crisser le coin. On croyait au recours. A la solution providentielle. Zorro sorti des bois pour humilier Garcia. Mais, tiens ! Mon derche. La vie, la justice, c’est pas Zorro. Et même si son histoire te fait serrer les poings, il est foutu le voisin. Rien à faire pour lui. Rien à faire pour les autres.
Un génie des bovins
Il s’était installé six ans plus tôt. Frais diplômé. Venu du Jura. Un passionné absolu. Un génie des bovins. Intuitif et savant. Tous ceux qui, à l’époque et par la suite, on travaillé avec lui vous le disent. Un mec rare. Calme. Assidu. Une érudition presque savante.
Dans un pays à viande, et malgré le marasme dans lequel pataugeait déjà la filière à l’époque, il a misé sur le lait. Une exploitation moyenne : 80 vaches. Plein air. De l’ensilage d’herbe et peu de céréales. Un régime d’alpage dopé à la fermentation et aux antibiotiques... Et surtout : que des jersiaises. Le secret. Une race peu commune. Rustique. Venue de Manche et des îles anglo-normandes. Un des laits les plus riches d’Europe. La meilleure des beurrières.
A l’époque, les coopératives versaient des primes à la matière grasse. L’or blanc : la crème. Les industries agroalimentaires rachetaient cette manne pour en faire leur beurre. Leurs fromages. Avant de revendre le résidus – le lait écrémé – dans les supermarchés. Des cartons bleus et blancs, remplis de flotte blanche.
Ses calculs étaient parfaits. Une race à gras. Un patrimoine de qualité. Un diète savante. Et surtout : une ferme à faire des envieux, en haut d’une colline, dégoulinant sur l’Aumance. Des pâtures porteuses. Quelques sources. Un ruisseau. Des promesses.
Il s’est installé. Femme et enfants. A sélectionné avec soin les individus de son troupeau. A investi. Et ça a pris. Dès la deuxième année, il frôle les 5% de matière grasse. Les viandeux du secteur l’ont regardé un temps du dessus, interloqués. Puis l’amitié s’y est mise. Et le voilà du cru. l’homme aux jersiaises. Le savant. Puissant et taciturne. Et sa femme qui parle aux génisses avec l’accent des cités. Des gens biens. Sociaux. Cordiaux. Trempés. Calmes. Bienveillants.
La passion. Le métier... la faillite
Patatras.
Jean de Florette 2.0. Les sources sont à Paris, à Bruxelles. Hugolin, c’est les entreprises de transformation. Et le Papé : la grande distribution.
Une année, la coopérative lui annonce que les primes à la matière grasse, c’est fini. C’est pas la peine. Ça reviendra peut être, mais là, faut pas y compter. On est pas dans une région d’AOC. Alors on a bien réfléchi, mais le gras on s’en fout, finalement. Le beurre, la crème, les fromages continueront à se faire, mais ça coûtera moins cher aux usines. Et comme ça les marges à la distribution seront plus grande. Vous comprenez ?
Ce que le voisin comprend, c’est qu’il est en train de se faire sucrer la majeure partie de ses revenus. Toute l’élaboration de son exploitation. Son troupeau patiemment constitué. Ses cultures. Tout à néant.
Pris de panique, il commence à changer de cap. A vendre ses jersiaises pour acheter des races à litres. Mais stabiliser un troupeau, c’est une affaire de trois à quatre ans. Ça ne s’accélère pas. L’adaptation. La connivence. Les naissances. Les pertes... Et le pognon, bon dieu. Le putain de pognon qui ne s’improvise jamais.
Il brade ses ventes. Emprunte à nouveau. S’échine. S’acharne. Mais malgré ses efforts, deux ans plus tard, la moitié de son troupeau est encore dans le gras. Il n’a pas réussi à juguler le monstre.
C’est la faillite.
La vie. La passion. Le métier. Le projet. La famille. La confiance. Le rêve...
La faillite.
20 euros la vache
Il venait d’apprendre ça, ce maudit jour de juillet. Planqué dans la caravane de mon ami. Il venait de recevoir le courrier du tribunal.
Comment tu fais face à ça ?
On a fini les cafés dans un silence de nuit. Je guettais la secousse : elle n’est jamais venue. Pas de voix qui se brise. Pas de larme. Mon ami s’est levé, a dit : « Bon, allez... » Le voisin a dit : « Ouais... »
Ils ont juché leur casquette sur le cuir des visages. Et les voilà sortis.
C’était fini. C’était tout. Les grands drames paysans.
Quelques jours plus tard, la commissaire-priseur est venue procéder à l’inventaire. Comment elle en est venue à estimer les vaches à 20 euros par tête, c’est un mystère légal. Mais pour le voisin, c’est encore un coup de poignard dans le flanc. Il riait presque quand il est venu nous le dire. 20 euros. Cinq à six ans de soin, de travail, d’attention assidue.
Puis ça a été le tour du liquidateur de faire son travail dégueulasse. Les vaches ont toutes été vendues. 20 euros par tête.
Puis la ferme a fermé.
Au prix du liquidateur, elle a vite été revendue. Un bon élève, associé à ses frères. A peine émoulus de l’école : ils ont tout fait en grand. Comme il faut. 200 vaches. Des viandeuses. Des immenses stabulations à deux millions, couvertes de panneaux solaires.
Il s’est fait mâcher. Et recracher
Le voisin, on continue à l’appeler le voisin. Il est parti dans le Cher, un temps, vendre au porte à porte des produits phyto-sanitaires. Puis sa femme est partie. Et les enfants aussi. Il s’est retrouvé seul à s’acharner. Le métier l’a repris. Il s’est mis ouvrier dans des fermes voisines. Ses employeurs, d’abords enchantés de trouver quelqu’un de sa trempe et de son érudition, se sont très vite aperçu que ce travail sans relâche masquait en fait le grand mal. La dépression. Aujourd’hui, il ne travaille plus.
Ce mec. Sa femme. Ses enfants. C’étaient des amis. Des gens fantastiques.
Mâcher. Il s’est fait mâcher. Et recracher.
Et son successeur, avec ses étables à deux millions : ce sera la même.
Mâché.
Recraché.
Des fermes. Il en naît peu. Il en meurt beaucoup. Dans le silence le plus absolu. Ce qui était un drame collectif il y a encore cinquante ans ne concerne plus personne. A peine des poignée de paysans.
Et ça, alors que chaque gorgée que tu bois, chaque bouchée que tu avales, tu les dois aux paysans... Je ne le comprendrai jamais.
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