Mon expérience d’aide berger en Auvergne (septembre 2012)
Par Benjamin LISAN
Isabelle, la bergère © photo B. LISAN
Depuis octobre 81, j’ai vécu, en permanence, avec des céphalées. Dans les années 2005 et 2006, j’avais alors cherché un métier sans stress et où je puisse connaître le « temps de vivre ». Et le métier de berger semblait justement correspondre à mon souhait, d’autant que j’ai toujours aimé les animaux.
Pour proposer mes services en tant qu’aide-berger, j’avais alors réalisé un site Internet pour les bergers, appelé « Bergers de France » _ http://www.bergersdefrance.co.nr _ destiné à aider les bergers.
Et j’y avais créé un forum de discussion pour leurs recherches d’emploi[1].
Par ce forum, j’ai rencontré des bergers, dont deux sont devenus des amis, dont Didier _ un auvergnat, passionnée d’informatique _ et Mathieu, un jurassien.
En 2012, un vieux berger, Michel, de 69 ans, qui ne savait pas utiliser Internet, m’avait demandé de lui « poster » sur le forum une petite annonce pour trouver un emploi de bergers. Le courant était bien passé avec lui. En plaisantant avec lui, je lui avais déclaré « pourquoi ne m’embaucheriez-vous pas en tant qu’aide-berger ? ». Il m’avait répondu du tac au tac « quand tu veux, tu viens ». Plus tard, il m’avait encore confirmé qu’il m’accueillerait sans problème, dans son estive[2]. Je me suis dit « chiche ». Comme je devais prendre des congés, j’ai pensé qu’occuper un emploi d’aide-berger pourrait constituer des « vacances » plutôt originales.
D’autant que cela faisait plus de 6 ans que je gérais le site Internet « Bergers de France », sans jamais avoir connu réellement ce métier. Et je n’avais pas envie de mourir idiot. Il était donc temps pour moi de connaître, enfin, l’expérience du métier de berger.
Le temps d’acheter les affaires adéquates _ dont une cape et un pantalon de pluie _, une semaine après j’étais, après 6 heures de route, sur les petites routes d’Auvergne.
Arrivé sur place, je me suis installé dans la roulotte de Michel, au col de la Croix Saint-Robert, situé à 1500 m d’altitude, sous le Puys de l’Angle _ dans le massif des Monts Dore[3], dans le Puy-de-Dôme, proche de la Bourboule.
Cette roulotte est placée, l’été, dans un endroit où il n’y a pas de point d’eau[4]. Pour remplacer cette source, une grande citerne fournit de l’eau à l’occupant de la roulotte. Un vieux poêle à bois permet de la chauffer. L’éclairage _ par une seule ampoule 12 V _ est alimenté par un système de panneaux solaires.
Puis, en fin d’estive, la roulotte est redescendue, par le tracteur de Michel (un éleveur) dans la vallée.
Le dimanche soir même de mon arrivée, vers 17h, j’ai pu retrouver Michel dans son estive, après avoir escaladé deux sommets successifs, pour le retrouver.
Michel gère un troupeau de 1680 brebis. Vu de loin, celui-ci ne paraît pas impressionnant. Mais vu de près, on se rend compte qu’il est constitué de beaucoup d’animaux et qu’il est totalement impossible de les compter visuellement.
Je me rends rapidement compte qu’un troupeau de 1645 ou 1680 bêtes est bien plus difficile à gérer qu’un troupeau de 300 bêtes. Même avec 3 chiens, ce n’est pas facile. Le berger ne doit jamais trop perdre de vue, trop longtemps, ses brebis [sinon, si elles s’égarent et il risque de les perdre].
Les bergers n’ont pas d’horaires. Ceux-ci sont dictés par le troupeau. En général, les brebis restent toujours groupées, à cause de leur instinct grégaire. Mais dans un grand troupeau, les bêtes se divisent souvent en plusieurs troupeaux ou lots plus ou moins autonomes (constituant autant de groupes « d’amies » entre brebis, toujours les mêmes), qui peuvent partir, chacun, de leur côté. C’est souvent en repérant les « lots » que le berger peut savoir si tout l’ensemble des brebis de son troupeau est bien présent.
Pour ma première expérience, j’avais été particulièrement heureux, en longeant une barre rocheuse, d’avoir ramené, vers le troupeau, un lot de brebis déambulant en dessous de cette barre. Mais mal entrainé, sans m’en rendre compte, je me suis retrouvé épuisé et « sur les genoux », le soir.
Je comprends vite qu’un des rôles essentiels des bergers est de trouver la bonne herbe qui permettra d’engraisser au maximum les brebis, afin qu’elles soient grasses et en bonne santé.
Un de ses autres rôles est aussi d’éviter que les brebis n’aillent dans un territoire qui n’a pas été assigné au troupeau (cela pour éviter les conflits avec les propriétaires de ces terrains, surtout si ce sont des champs de plantes alimentaires ou des jardins fleuris). Il doit vérifier l’état des clôtures, que le troupeau est au complet etc. … A la longue, d’instinct, il arrive à se rendre compte si son troupeau est complet ou bien s’il y manque des brebis.
Il arrive aussi que les brebis soient sur le dos, ne pouvant plus se redresser sur leur patte. La mélophagose ovine peut être, comme la gale psoroptique, l'une des causes du « syndrome des brebis sur le dos» : les brebis un peu grasses, cherchant à se gratter à cause d’une forte démangeaison dorsale, peuvent avoir ensuite des difficultés à se relever. Dans ce cas, elles peuvent rester à demeure coincées ainsi et mourir couchée sur le dos[5] [6].
Il faut donc pouvoir repérer de loin les brebis bloquées dans cette position.
Il y aussi le risque de la « météorisation » grave, les gaz s'accumulant dans sa panse, la brebis ne pouvant plus les évacuer normalement et ruminer. Son ventre gonfle beaucoup d'un côté et l'animal est vraiment mal en point. A cause de la météorisation, elle peut mourir très rapidement. Pour la sauver, le berger doit crever sa panse rapidement. Cela arrive quand la brebis « se fait une ventrée » de luzerne fraîche [en général humide] ou de certaines autres herbes particulières [et humides]. Avant de lui crever la panse, quelque soit la cause, on doit lui donner de la vinaigrette par la gueule. Environ, 250 ml de 1/3 vinaigre et de 2/3 huile de table, par un « pistolet drogueur ».
Les articles de la revue spécialisée des éleveurs et bergers « L’Alliance pastorale » traite souvent de ces maladies.
Dans celui de septembre [je crois], il y avait un article sur le traitement de la myiase. Selon Isabelle _ une bergère dont je parlerais plus loin _, le traitement, proposé par la revue, est cher et ne marche pas toujours. Elle préfère traiter la myiase, par un produit naturel à base de menthe pouillot.
Michel possède deux chiens de bergers (dits chiens de conduite), un Border Collie, Bouboule, et un chien berger des Pyrénées, Filou. Un éleveur, Michel, lui a prêté un second et jeune Border Collie, Fleurette, ainsi qu’un chien de protection, un Patou[7], Charly, qu’il n’utilise pas et laisse en laisse, la journée, attaché à la roulotte, en raison de certaines interactions négatives entre ce chien resté sauvage et les randonneurs. Le troupeau de Michel, le berger, se trouvant régulièrement sur le sentier de randonnées _ le GR4, qui le traverse et où passent de nombreux randonneurs _, ce Patou peut apparaître menaçant dès qu’un randonneur coupe son troupeau.
Fleurette ne sera pas restée longtemps parmi nous. Elle s’est fait une vilaine plaie à son bas flanc, à cause d’un fil de fer barbelé. La vétérinaire recoudra sa blessure et Fleurette sera quitte pour un repos forcé et une convalescence durant au moins 10 jours.
Ce qui m’a souvent frappé c’est qu’il semblerait que les chiens de bergers ne voient pas toujours les brebis, telles que nous, les êtres humains, les voyons, même quand elles sont assez éloignées de nous. Peut-être parce que les chiens utilisent plus leurs sens de l’odorat et de l’ouïe, que celle de la vue (contrairement à nous), d’autant qu’ils voient en noir et blanc. Il est vrai aussi que les chiens sont plus courts sur pattes que nous les êtres humains et donc ont une moins bonne vision en hauteur ( ?).
Sinon, le berger peut rarement « lancer » ses chiens de conduite sur des brebis éloignées de plus de 500 m.
A 69 ans au lieu d’être déjà à la retraite, Michel est encore berger afin de pouvoir finir de payer les traites de la maison et de son jardin, qu’il a acheté du côté d’Agen. C’est aussi un ancien éleveur, qui a possédé un troupeau de 300 brebis. De ce fait, il entretient de bonnes relations avec les éleveurs, qui lui ont confié leurs moutons.
Les horaires du berger sont longs : il est levé 6 h à 6h30 et rentre souvent à la nuit tombée (souvent, à 20h en septembre). C’est peut-être un des aspects les plus durs du travail de berger.
Ces premiers jours, j’ai passé mon temps à courir la montagne, pour retrouver les « lots » égarés, les chiens ne les voyant pas toujours.
La rava, la race de la majorité des brebis du troupeau de Michel, est une race rustique [elle est, d’ailleurs, classée comme « Brebis rustique de montagne »], supportant le froid et la pluie. Elle est plutôt sauvage, relativement à l’homme (peut-être parce qu’elle n’a pas été « imprégnée » face à l’homme). En général, la brebis rava est « bonne mère ». Les brebis ravas agnèlent, en moyenne, 3 fois tous les deux ans[8]. Elles remplissent parfaitement le rôle qu’on leur demande [i.e. faire de la viande, produire des agneaux]. Par contre, leur laine n’est pas de très bonne qualité. Elle se vend très mal et ne sert qu’au rembourrage des lits.
A contrario, selon Michel, les races de brebis à lait (à traire) sont en général plus dociles (telles les races manech [dite à tête noire], basco etc. …).
Je constate que les chiens de Michel, eux-mêmes, ne sont pas toujours obéissants.
D’une manière générale, Michel est plutôt « cool » avec ses bêtes. Une de ses règles est de ne pas les stresser.
D’autant que les moutons sont des animaux facilement « stressables ». Et si les moutons ne sont pas stressés, on peut plus aisément les manipuler.
Michel appelle souvent ses brebis, par un long « cri de guerre » sonore ressemblant à : « Eehh !!! Passara !!! »…
J’imagine que pour mieux manipuler les bêtes (dont les brebis assez sauvages de la race rava), il faudrait qu’elles soient plus « imprégnées », dès la naissance et durant leur enfance. D’autant que je constate, que dans le troupeau, les brebis souvent nous perçoivent plus comme des policiers que comme leurs protecteurs.
Remarque de Didier, à ma remarque : « Sans méchanceté aucune, cela me semble être une vue "citadine" : l'éleveur est un producteur ... non un éducateur ... A buts différents, ... moyens et temps différents. Cela n'empêchant pas qu'il y est de bons et moins bons éleveurs, voire des éleveurs violents ».
La houlette est une sorte de longue canne terminée par un bout coudé ferré destinée à attraper les moutons.
Michel la manie avec adresse. Et les brebis en ont peur.
Au début de mon expérience, une brebis, particulièrement sauvage, nous a donné, sans cesse, du fil à retordre. Elle avait agnelé, pour la première fois de sa vie, de deux agneaux. On voulait donc la redescendre dans la vallée, avec ses deux agneaux, jusqu’à la bergerie, pour les sauver et afin que ces derniers ne succombent pas aux grands froids à ces altitudes, en cette fin de saison. Mais on n’a jamais réussi à l’attraper, car elle se tenait toujours à plus de 2 m de distance, hors de portée de la houlette du berger. Elle préférait abandonner ses agneaux, même quand on attrapait ces deux petites vies fragiles et qu’on les utilisait comme appât, pour l’attirer. Elle a même réussi à sauter le filet qu’on avait déployé autour d’elle pour l’attraper. Finalement, je l’ai surnommé la « ravâtre » (contraction des mots « rava » et « marâtre »). Mais de fait, à cause de la pluie et du froid régnant au niveau de l’estive (en altitude) et du fait qu’on n’a pas pu l’attraper, ses deux agneaux sont morts. Cela m’a vraiment attristé.
En fait, une solution pour attraper la « ravâtre » aurait été de réunir les moutons, lors du tri hebdomadaire, en les conduisant dans un couloir de tri. Là, on aurait pu l’attraper, au niveau du goulot d’étranglement de ce couloir.
Dans ce couloir de tri, en général, on procède au tri, entre :
a) Brebis « enceintes » (on dit « empoussées ») qu’on peut détecter par une forme plus large de leur ventre et par leurs mamelles gonflées.
b) Brebis malades (avec kystes, mammites …) ou boiteuses.
c) Brebis âgées (dit de « réformes »).
Elles sont marquées, à l’occasion, avec une marque colorée, en fonction de leur statut voulu par l’éleveur.
Chaque brebis porte aussi une autre marque, celle de l’éleveur.
On les fait passer dans un pédiluve, rempli d’une solution aqueuse de sulfate de cuivre, constituant, un bon antifongique, surtout destinée à lutter contre la maladie fongique du piétin, qui s’attaquent aux onglons [sabots] des moutons et les font boiter. Les brebis attrapent surtout le piétin, quand le temps est pluvieux et humide.
L’été, on les plonge entièrement dans un bain déparasitant qui les débarrassent de la gale et d’autres maladies de peau.
Les moutons peuvent être sujets à d’autres maladies graves, dont celle des myiases, causée par une mouche la Wohlfahrtia magnifica, pondant des asticots carnassiers à l’origine de blessures importantes sur les brebis.
Cette maladie est remontée d’Afrique avec le réchauffement climatique.
Les montons sont sujets à la tremblante du mouton _ maladie animale à prions, du groupe des encéphalopathies spongieuses transmissibles _, la maladie du charbon, celle de la langue bleue etc.[9]
Une autre brebis, très maternelle, vient d’agneler dans la montagne.
Afin de faire redescendre la brebis avec son agneau dans la remorque du tracteur, afin de les reconduire dans la vallée, j’ai tenu celui-ci par les pattes, tout en redescendant rapidement la montagne. Pendant toute la descente, cette brebis cherchait à me faire tomber ou me faire lâcher prise son agneau, en en tentant de me bloquer et de me pousser dans le dos. Finalement en ayant fait rentrer l’agneau dans la remorque, j’ai pu alors y faire entrer aussi sa mère. Ainsi l’agneau _ accompagné de sa mère _ avait alors des chances d’être sauvé. Dans la remorque, la mère tapait le sol de son sabot pour m’intimider et m’éloigner de son bébé. C’était vraiment une bonne mère.
Le plus grand fléau des moutons (et des bergers et éleveurs) sont les chiens errants. Ce sont souvent des chiens de ferme ou ceux des chasseurs. Selon Michel, ils représentent 90% de la prédation des moutons (on avance des chiffres énormes, mais invérifiables, de 500.000 moutons tués par ces chiens, chaque année en France).
Quand il n’y a qu’une ou deux brebis tuées, les éleveurs l’acceptent. Mais pris par la frénésie du sang ou d’une folie meurtrière, ces chiens peuvent tuer [égorger], en une seule fois, des dizaines de moutons. Les dégâts peuvent être considérables. Les attaques de chiens errants ne sont pas indemnisées, contrairement à ceux du loup. Et cela peut être terrible pour le berger comme pour l’éleveur.
Michel me dit que les chiens des fermes causent aussi des attaques sur les brebis. Mais souvent, aucun de leur propriétaire ne se dénonce, afin de ne pas avoir à faire jouer leur assurance (« Et dire que le chien est le meilleur ami de l’homme ! »).
Samedi dernier, les brebis ont été attaquées par les chiens de chasse, dans le brouillard. Entendant le bruit des clochettes (les « sonnailles »), Michel n’a pu intervenir, ne parvenant pas à distinguer les prédateurs, dans le brouillard. Deux brebis ont été tuées. Nous avons finalement retrouvé leur carcasse deux jours plus tard.
Les brebis sous l’effet du stress peuvent aussi avorter.
Il arrive aussi que des brebis soient foudroyées, lors des orages. Ou qu’affolées par l’orage, elles se précipitent vers un ravin et se tuent alors en masse.
Et plus rarement, il est arrivé que des brebis soient aussi piquées et tuées par des vipères.
L’extrémité de la houlette peut attirer la foudre (elle est connue comme une sorte « d’attrape orage »).
(Note : Les bergers utilisent des parapluies entièrement en bois (munis de baleines en bambous), ne comportant aucun composant métallique (ou de ferraille), qui pourrait attirer la foudre).
Quand le berger sent l’orage, il se dépêche de redescendre vite la montagne avec son troupeau.
Les brebis anticipent bien le temps. Elles sentent l’arrivée de la pluie et alors elles mangent bien plus, avant son arrivée. Puis, elles redescendent souvent d’elles-mêmes des hauteurs (des crêtes) vers des zones de pâtures plus basses.
Par exemple, le mercredi 19 septembre, on a vu arriver, arrivant rapidement et barrant tout l’horizon, le mauvais temps, accompagné de vent et de crachin. Les brebis sont alors redescendues toutes seules vers le « parc », en contrebas de la montagne et de l’estive, sans même qu’on les y guide.
Sans les subventions européennes, l’élevage des brebis à viande ne seraient pas rentable.
Une brebis saine _ plutôt jeune _ est vendue 115 à 135 euros (selon son poids, son état et sa conformation).
Un agneau solide (de 30 kg à 40 kg ( ?)) sera vendu entre 5 à 6 euros le kg.
Dans certaines régions, les « réformes » sont vendues entre 35 et 50 €, de 1.5 à 2€ le kg, pour leur viande.
La viande brebis âgée, en bon état, dite de « réforme », sera plutôt destinée à faire du cassoulet.
Remarque de Didier : « Le prix d'une brebis est très différent suivant la région, la race... comme la reprise d'un troupeau d'un éleveur qui arrête, l'achat d'animaux reproducteurs inscrits .... Le prix de 1€/Kg doit correspondre à la "brebis de réforme" (bien vendue!!) ».
Le programme européen, pour la préservation des sites naturel, NATURA 2000 offrent des primes au gyro-broyage des prairies des estives, dans les parcs naturels, comme celui du Parc des Volcans où nous sommes _ les parcelles étant « géo-localisées » par GPS _, pour éviter leur invasion par les myrtilliers (qui ne sont pas broutés par les brebis). Mais les résidus du gyro-broyage ne sont pas toujours ramassés, ce qui limite alors ses avantages (en effet, les résidus forment une couverture étouffant toute repousse de la nouvelle herbe).
J’observe que les brebis sont des « gastronomes » assez difficiles dans leurs choix, elles broutent bien les bruyères mais refusent, par exemple, de brouter les fougères.
Cette nuit du mardi 18 septembre 2012, j’ai été réveillé à 1h28 du matin par la tempête qui soufflait dehors.
Le lendemain, la température dans ma caravane _ une vieille caravane située à 20 m de la roulotte où vit Michel _ était en dessous de 0°C. Heureusement, que mon duvet était très chaud.
Au début de la transhumance, correspondant à la disparition des neiges en montagne, la monté en estive se fait en plusieurs étape. Idem pour la redescente en fin de transhumance (vers le 15 octobre en Auvergne). Les brebis passeront alors par des parcs ou des enclos successifs, avant ou durant leur redescente dans la vallée.
Il y aurait environ 55 races de moutons en France (la preuve de leur longue présence en France).
Selon Michel, les moutons seraient arrivés, dans le Sud de la France, avec l’occupation et les légions romaines.
Il faut l’œil d’aigle de Michel, ou l’aide de ses chiens, pour repérer l’agneau couché ou caché dans l’herbe (mais aussi les carcasses des brebis dévorées par les chiens errants ou mortes de causes diverses). Les carcasses sont d’ailleurs vite dévorées par les renards, les blaireaux, les corbeaux …
Le jeudi 21 septembre 2012, Filou, le berger des Pyrénées de Michel, un bon pisteur, a retrouvé, par exemple, le cadavre d’un agneau, dont les yeux étaient déjà dévorés par les corbeaux.
Depuis 10 ans, toutes les montagnes de la région ont été clôturées, ce qui facilite la garde des brebis[10].
Les clôtures électriques empêchent mieux les brebis de fuir que les clôtures en fil de fer barbelé … normalement du moins … Mais un épisode ultérieur, que je relaterais plus loin, me montrera que ce n’est pas toujours le cas et qu’il faut toujours avoir l’œil sur les brebis.
Ici au Mont-Dore, les clôtures électriques sont déposées l’hiver, à cause du risque de leur chute, due au poids de la glace, accumulée sous la forme de manchons autour des fils.
Ce même jeudi 21 septembre, Michel et moi nous sommes réveillé avec du givre. Michel me dit que si après le givre, survient la pluie, alors il y aura de la neige (et cela pourrait être le signal de la transhumance, celle du retour dans la vallée).
En tout cas, ce même jeudi 21 septembre, à cause du mauvais temps froids et des nombreuses mises bas des brebis pourtant « empoussées » _ appartenant à un éleveur qui n’avait pas voulu les redescendre dans la vallée (à la bergerie), pour des considérations économiques _, 5 agneaux sont déjà morts (Michel parle d’agneaux « pétés »). Ce désintérêt de cet éleveur pour ses agneaux me consterne.
Sinon, un agneau n’a pas tété, sa mère l’ayant refusé. C’est mauvais signe.
Le Colostrum[11] apporte justement la protection à l’agneau [lui apportant les anticorps de la mère].
J’imagine des solutions pour les sauver. Par exemple, avoir toujours, avec soi, dans son sac à dos, des serviettes sèches[12], pour sécher les agneaux, en général complètement mouillés à leur naissance, puis des sortes de petits manteaux chauds (comme pour les petits chiens de luxe), qu’on pourrait fabriquer avec des couvertures et dont on les habillerait, pour qu’ils aient chauds[13].
Enfin, installer des abris en bois ou en tôle ondulées (en forme de voûte ouverte), afin que les brebis avec leurs agneaux puissent s’y réfugier, en cas de mauvais temps[14].
Mais ce ne sont que des vœux pieux. Je n’ai pas vraiment convaincu mes amis bergers de l’excellence de mes idées.
Ce soir, Michel et Didier, un ami berger de longue date, et moi-même avions décidé de faire une visite surprise à Isabelle, la bergère, sur son estive, située à la Banne d’Ordanche, un sommet volcanique, constitué d'ordanchite, dominant la ville de la Bourboule [Note : la « banne » en Occitan auvergnat veut dire « corne »].
Note : Sur ses flancs, si les conditions météo sont adéquates, on voit souvent des aéromodélistes y faire voler des planeurs radiocommandés.
Coup de chance, en chemin, nous avons retrouvé la houlette d’isabelle, qu’elle avait perdue et recherchait depuis longtemps. Arrivé à son niveau, Isabelle me reproche qu’en montant vers elle, d’avoir coupé son troupeau. Elle me traite alors de « blaireau ».
Sinon, j’observe une grande tache rouge sur beaucoup d’arrière-trains des brebis du troupeau d’Isabelle. C’est une marque, faite par les béliers [qui ont été préalablement équipé d’un tablier marqués d’un colorant rouge], indiquant que la brebis a été « montée » par le bélier (et donc que probablement elle a été fécondée).
Isabelle, Michel, Didier et moi avons passé ensemble, la soirée au restaurant…
Quand les bergers se racontent, à table, des histoires de bergers, c’est un peu comme quand les chasseurs se racontent des histoires de chasseurs.
Michel, le berger, m’avait raconté qu’une année, le 13 octobre, ses brebis s’était mises à redescendre en transhumance, toute seule, accompagnées seulement du chien de protection (le Patou). Il s’était senti fort « ridicule » et cela avait rire [peut-être jaune ( ?)] les éleveurs, qui lui avaient confié leurs moutons, et les bergers de la région …
Isabelle indique qu’elle a observé que les brebis allaient vers le bas. Cela pourrait être le signe que le mauvais temps pourrait arriver plus tôt, cette année ( ?).
En bas de son estive, il y a une route dans les lacets de laquelle il y a de l’herbe. Les propriétaires des moutons, qu’elle garde, voudraient qu’elle fasse paître [pâturer] les brebis dans les virages de la route. Mais elle ne le veut pas, craignant d’avoir à récupérer les brebis sur la route et à cause des risques de collision pour ses chiens.
Sinon, les bergers attablés sont unanimes, la récompense du berger, ce sont les paysages et la vue dans les montagnes (et la nature aussi). Tous conviennent que ce métier est noble, mais dévalorisé et mal payé (surtout en Auvergne, où le berger est vu comme un ouvrier agricole, par des éleveurs majoritairement spécialisés dans les bovins). Un berger débutant, sera peut-être payé mensuellement 1300 euros, et 40 ans plus tard, 1700 euros, avec plus quelques primes en espèce.
De ce fait, il y a une diminution du nombre de bergers en France, alors que des places _ pour des bergers sérieux et travailleur _ et des pâtures, il y en a pourtant. Avec une autre politique, en incitant les français à consommer plus de viande de mouton, le cheptel français pourrait être largement étendu. Il y a la place. Mais il est vrai que la concurrence de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande limite cette extension. D’autant, que nous sommes, actuellement, majoritairement importateur de viande de mouton de ces deux pays.
Didier se pose la question de savoir si le métier de berger n’est pas un métier de marginal ou qui rend marginal.
Isabelle prétend que c’est un « métier refuge » (dans lequel une personne cherche à trouver refuge, suite à de dures épreuves de la vie, … du moins, si j’ai bien compris sa pensée). Isabelle souhaite rester nomade toute sa vie et n’a jamais désiré une maison en dur. Daniel rêve d’un monde où tous, du chef au subalterne, auraient le même salaire.
Les bergers comparent les méthodes pour lutter contre la prédation des loups. Didier estime que les chiens de protections _ bien utilisés _ sont efficaces face aux loups.
Selon eux, les pièges à loups (constitués d’une cage, proposés par les biologistes et par la communauté européenne) n’ont jamais marché, car les loups sont trop méfiants et trop intelligents.
Certains biologistes ont expérimenté le lancement, par haut-parleur, de cris de détresse du loup ou bien, au contraire, les chants d’appel du loup pour les attirer [c’est ainsi que procèdent les chasseurs de loups du Kazakhstan].
A un moment est abordé le problème de « magouilles », montés par certains éleveurs dans le Sud de la France (par exemple du côté du col de Tende). Comme les carasses de brebis _ dont on a pu prouver qu’elles ont été dévorées par les loups _ sont indemnisées 400 euros par l’état français, des éleveurs peu scrupuleux attachent des brebis de réformes à un piquet _ comme la chèvre de M. Seguin _, afin qu’elles soient dévorées par les loups. Une « réforme », qui serait vendue maximum 50 euros, rapportera finalement, grâce à l’indemnité européenne ou française, 400 euros, soit un gain de 300 euros (si l’on tient compte des 50 euros de dessous de table pour l’inspecteur, afin qu’il ferme les yeux).
Un des bergers connaît un de ces bergers dans la combine. Et ce dernier déclarait récemment, d’un air entendu, avoir eu 35 brebis tuées par le loup, en une semaine. Ce qui est trop ! De ce fait, la magouille se fera certainement jour, un jour.
Sinon, j’apprends qu’on organise régulièrement, en France, des « marathons de tonte de brebis ». La tonte évitant l'apparition de parasites externes (tiques, myiase, gales, mélophages....), le mouton étant tondu au minimum une fois par an[15].
Isabelle décrit une curieuse technique, qu’elle utilise souvent et que les bergers se transmettent entre eux, appelée « l'empélissage ». En effet, il arrive que l’agneau d’une mère meure peu de temps après sa naissance. « Empélisser » consiste à habiller un agneau vivant, en surnombre, avec la peau d'un agneau mort en vue de l'adoption du premier par la mère du second [celle-ci reconnaissant l’odeur de son agneau [décédé] sur l’agneau vivant].
Daniel indique que le secret d’un beau troupeau, c’est de bien s’en occuper, au niveau des maladies, des soins, de l’hygiène … J’apprends incidemment que Daniel a contracté, il y a quelques années, une maladie du mouton, la fièvre Q ou coxiellose[16].C’est une maladie grave qui peut provoquer une endocardite (infection des valves du cœur). A l’époque, il avait une fièvre et une fatigue généralisée, mais ne s’en est pas occupé et ne s’est pas soigné à temps. Dès sa maladie a été diagnostiquée à l’hôpital, il a été traité aux antibiotiques et guéri. Mais cette maladie lui a laissé de graves séquelles invalidantes, dont des douleurs articulaires permanentes. Il a du mal à marcher. Actuellement, il essaye d’obtenir la reconnaissance handicapé adulte afin de pouvoir arrêter son métier qu’il ne peut plus assurer.
Il pense avoir attrapé cette maladie dans une bergerie où régnaient de mauvaises conditions d’hygiène et une poussière élevée.
Je leur demande ce qui devrait être amélioré au niveau de leur métier. Tous pensent que la convention syndicale du département 04 (Alpes de Haute Provence) _ seul département qui en aurait une[17] _ devrait être étendu à toute la France.
C’est un métier ayant encore des pratiques « féodales » et où les contrats oraux, avec le « tope-là », sont encore tolérés et sont légaux. Il faudrait le respect des conventions collectives et une meilleure communication entre bergers et éleveurs. Il faudrait des salaires décents.
A la fin du repas, il est décidé que j’irais faire aussi un stage avec Isabelle, pour qu’elle m’apprenne aussi le métier. On a convenu, qu’en échange, je lui rendrais des petits services informatiques.
Le lendemain, le beau temps revient mais de long cirrus s’étirent dans le ciel.
La nature du mouton est peureuse et son instinct lui dicte toujours la fuite.
Or nous avons été survolés par les parapentes fréquents au Puys de l’Angle et environs. Et pourtant les brebis, pourtant si peureuses, d’habitude, n’avaient pas peur : peut-être, étaient-elles déjà certainement habituées à la présentes des parapentistes et de leurs voiles dans les airs au Mont-Dore.
Il arrive, parfois, au contraire, que les brebis courent, en apparence, sans raison.
En général, l’après-midi [eu début d’APM], les brebis se reposent et ruminent. On dit qu’elles « chaument ».
L’herbe dans les prairies du Mont-Dore est de bonne qualité. Et elles s’engraissent bien.
L’hiver, les brebis sont réunies dans de grandes bergeries. Et avant leur retour dans la vallée, pour les nourrir en cette mauvaise saison, l’éleveur doit constituer des stocks considérables de fourrage, en quantité suffisantes _ des balles d’un bon foin. Le foin que les éleveurs et les brebis préfèrent est appelé le « regain ».
J’ai appris de Michel, que le regain est l'herbe qui repousse après la fenaison du foin[18] et qui est fauchée pour servir de fourrage. Le regain désigne la deuxième coupe, voire la troisième, ou même la quatrième coupe … quand celle-ci est encore possible.
Selon Didier: « le foin est la 1ère coupe et le regain, les suivantes. Le foin est plus ligneux et dur, avec un tonnage élevé. Le regain est plus tendre, d’un tonnage moindre. Le regain est un foin de meilleure qualité, car plus tendre ».
Selon Michel, « la première coupe peut avoir lieu fin mai, et la dernière, mi-septembre (quand cela est encore possible). Le fourrage peut être de la luzerne. La luzerne pousse mieux sur les coteaux calcaires.
On peut augmenter le rendement des pâtures, en faisant, en 4 ou 5 ans, une rotation des cultures, faisant se succéder luzerne, mais, orge puis, de nouveau, luzerne (voire 2 fois de suite luzerne, sur 2 ans).
On peut obtenir des rendements de maïs de 40 quintaux à l’hectare. Et avec l’irrigation (qui est investissement lourd), on peut obtenir des 120 quintaux à l’hectare.
Le « regain de Crau » [souvent appelé « foin de la Crau »] est fauchée dans la plaine aux herbes diversifiées et sauvage de la plaine de la Crau, dans le Sud de la France. Il est un aliment très cher valant presque le prix des compléments alimentaires pour moutons ».
Aujourd’hui, ce vendredi 21 septembre, le temps est voilé mais calme. Je n’observe aucune brebis sur le dos (je m’en préoccupe depuis la conversation au restaurant).
Ce midi, nous piqueniquons au sommet de la montagne, d’où nous avons une vue panoramique sur le troupeau en train de chaumer. Régulièrement, des randonneurs nous posent des questions sur le métier de berger.
Comme il fait beau et les brebis bien visibles, Michel décide que nous pouvons prendre un temps de repos bien mérité. Nous partageons la lecture des exemplaires de la revue d’apiculture de l’UNAF à laquelle Michel est abonné « Abeilles et Fleurs »[19]. J’y lis un article sur le risque d’interdiction des semences paysannes [ou semences de ferme], par l’Union Européenne, à cause d’une loi passée inaperçue et adoptée en juillet au parlement européen. Et l’auteur de l’article décrit à quel point cette interdiction pourrait être dommageable pour les agriculteurs européens.
Michel me parle avec passion de son jardin de sa maison d’Agen et de ses arbres fruitiers, dont un plaqueminier fournissant des fruits, appelés Kakis, succulents selon lui. En son absence, c’est un voisin et ami qui s’occupe de son jardin. Bien qu’il ait été marié deux fois, mais comme il n’a pas eu d’enfant, il rêve de pouvoir mettre sa maison en viager, afin de profiter de sa retraite et d’arrêter son travail de berger, qui commence à lui peser, avec l’âge.
Ce moment passé à ne rien faire a été un de nos seuls et rares moments de détente, jusqu’à maintenant.
Aux jumelles, j’ai pu observer une troupe d’une dizaine de mouflons, au pelage roux et au derrière blanc ...
D’après Michel, les mouflons _ une sorte de mouton sauvage _ peuvent parfaitement se croiser avec les moutons domestiques.
Comme nous n’avons pas surveillé les brebis, durant 1 h, entretemps, le troupeau s’est déplacé. Nous devons maintenant partir à sa recherche.
Ce vendredi soir, je déménage dans la cabane de berger d’Isabelle.
Cette cabane _ une maison en dur, en forme de chalet _ est équipée de tout le confort moderne : électricité EDF, eau courante, machine à laver, douche chaude, poêle à bois performant, vrais lits, cuisine … C’est rare de trouver des cabanes de bergers aussi bien fournies. C’est même le grand luxe.
Isabelle est particulièrement bien équipée au niveau de son matériel de randonnée. Elle me fournit un beau ciré breton pour la pluie.
Ce samedi 22 septembre, Isabelle me relate la lente maturation de son projet l’ayant conduit à devenir bergère.
Pendant plus de 20 ans, elle a travaillé pour un grand groupe hôtelier, comme hôtesse d’accueil puis comme comptable. Mais elle n'y était pas heureuse. Comme elle était sportive _ adepte des courses à pieds en montagne _ et qu’elle aimait la montagne, elle a voulu être bergère.
Finalement, elle fait l’Ecole des bergers du Merle, à Salon de Provence (13), où elle a obtenu son diplôme de bergère. Elle est devenue bergère à 42 ans et maintenant, cela fait 10 ans qu’elle pratique ce métier.
Chaque année, elle fait maintenant parti du comité des examinateurs, examinant les candidatures des postulants de l’école Merle. D’après elle, la sélection est sévère : pour 250 candidats, en moyenne chaque année, il n’y a que 15 de retenus.
Sur la Banne d’Ordanche, elle gère un troupeau d’environ 960 bêtes. Son estive est moins étendue que celle de Michel. Le nombre de crottes de brebis par m2 y est considérable, preuve qu’on y est à la limite du surpâturage.
Comme l’estive de la Banne d’Ordanche est entourée par des chemins et une route goudronnée, Isabelle pratique une drôle de façon de garder les moutons, consistant à faire le tour de l’estive, par ces chemins _ créés par le conseil régional _ avec sa voiture (elle gagne ainsi un temps précieux).
Rencontrés en chemin, deux éleveurs (de bovins) nous préviennent que deux de nos brebis sont coincées dans une buse d’écoulement des eaux passant sous la route. D’après eux, elles y doivent être coincées depuis longtemps, au regard du tas de crottes accumulées sous elles. Nous cherchons cette fameuse buse sous la route et finalement nous la trouvons ainsi que les 2 brebis. Elles sont coincées parce que la buse est obstruée, à son extrémité, par des fils de fer barbelés.
Nous ne savons pas comment, elles ont pu pénétrer dans ces buses, car pour y accéder, il faut qu’elles soient tombées, toutes les deux successivement, dans un puits en béton, dans lequel arrivent les eaux pluviales provenant d’un des deux fossés bordant la route.
Finalement, nous défaisons les fils de fers barbelés et Isabelle arrive à libérer les brebis, en les tirant vigoureusement par les pattes avant. Sans le signalement de ces deux éleveurs, ces deux brebis seraient certainement mortes, sans que nous nous en rendions compte. Une des deux brebis sauvées, s’est enfuie dès sa libération. Nous ne l’avons récupéré que 2 jours après. J’avais été assez content de l’avoir retrouvé, moi-même, et « réussi » à la faire réintégrer le troupeau.
Isabelle m’a appris le « travail au filet », c’est à dire l’installation et le plantage des piquets des filets permettant de monter des parcs, servant d’enclos temporaires pour les moutons[20]. Les filets sont 50 m de long et sont assez lourds à porter.
Pour pouvoir attirer les brebis dans le parc, Isabelle y dispose des « éléments de récupération », tels des blocs de sels _ pouvant peser jusqu’à 12 kg _, dont les brebis sont très friandes et éventuellement des abreuvoirs amovibles fournissant l’eau aux brebis. Ce sont ces « éléments de récupération » qui les poussent vers le parc.
Ce qui m’a stupéfait est le spectacle des brebis croquant les blocs de sels, à pleines dents, comme l’on croquerait des bonbons.
Le travail de berger est plutôt un travail physique, dur, « d’homme » et Isabelle est loin d’être une « femmelette ».
Les bergers sont plutôt des gens costaux, durs à la tâche (ici « gringalets s’abstenir »). J’ai été en particulier très impressionné par la force physique de Michel (le berger) à 69 ans, capable de tendre des fils de fer de clôture à main nue.
Dans la nuit du 25 septembre, la tempête a soufflé toute la nuit, avec des vents de 150 à 200 km, au niveau du col de la Croix-Saint-Robert. Dans la nuit, le vent a provoqué le « vrillage » puis l’ouverture brutale de plusieurs fenêtres de la roulette de Michel. Ainsi que « l’explosion » et la casse de la porte de la caravane, dans laquelle j’avais auparavant dormi [là où je dormais, avant d’emménager dans la cabane d’Isabelle]. Maintenant, la caravane est ouverte à tout vent et à la pluie. Comme son ossature est en bois, elle est fichue. Je ne pourrais plus y dormir.
Le matin, un brouillard à couper au couteau nous empêche de « lancer » le troupeau vers l’estive.
Isabelle « parque » les brebis malades, dans un enclos attenant à la maison de berger, qu’elle appelle « la clinique ».
Quand le vent souffle en tempête ou qu’il pleut à verse, les brebis aiment bien se réfugier contre les vitres, parfois même, elles tapent contre nos carreaux. Vues de prêt, elles ont vraiment une « bonne bouille », une tête sympa.
Une brebis, plus téméraire que les autres, s’est même invitée dans la maison. Elle n’a même pas eu peur des chiens couchés dans l’entrée.
Isabelle réalise un travail remarquable de conduite de chien, avec ses trois border collies, Mousse, le plus âgé avec ses 8-9 ans, est le plus expérimenté (en fait, ce chien appartient à un de ses amis). Puis il y a Ketty, 2 ans, la plus affectueuse, et enfin Pollux, 7 mois, facile à reconnaître à cause de ses yeux verrons (un marron et l’autre bleu).
Pollux est le fils de Mousse. Il est déjà très doué. Il sera appelé à une grande carrière. C’est celui auquel je me le suis le plus attaché. Mais tous sont, de toute façon, très attachants. Isabelle a dressé les deux derniers à la conduite de troupeau, depuis leur naissance avec patience.
Elle arrive à lancer chaque chien sur un « lot » situé à plus de 100 m, en leur indiquant « à gauche », « à droite ». Et ses chiens se placent alors souvent précisément à l’endroit que leur a indiqué Isabelle. Puis ils se couchent [se tapissent] sur le sol face aux moutons, tout continuant de les observer, attendant le prochain ordre d’Isabelle. Les déplacements des chiens, en courbes ou arcs de cercle, forment parfois une vraie chorégraphique.
Isabelle appelle souvent ses brebis avec une sorte de « driiiii !!! » retentissant, que je n’arrive pas à reproduire.
« Un cri inimitable probablement déposé à société des droits d’auteur ».
Le lendemain matin, visite de l’éleveur (dont les brebis sont gardées par Isabelle).
Il est venu afin qu’Isabelle et lui passent en revue les différents points de la fiche de paye d’Isabelle, pour qu’il n’y ait pas de contestation à faire.
Isabelle constate que « la prime de précarité » que l’éleveur lui avait promise, en début de mission, a « sauté ».
L’éleveur téléphone alors à son comptable et ce dernier lui confirme bien que la « prime de précarité », n’est plus une disposition légale, en région Auvergne, depuis quelques mois. Pour justifier sa disparition, il se refugie derrière la légalité.
A midi, le brouillard est revenu. Isabelle me fait écouter les tintements des clochettes ou les bramements des brebis ou agneaux, que je n’arrive pas à entendre. Il faut vraiment une bonne ouïe pour les distinguer. Le fait d’entendre ces sons est très important pour le berger.
Il lui faut aussi lire la fraicheur ou non des crottes, les traces de sabots, indiquant le poids et la direction des brebis passés là.
Un jeune et grand berger, d’une trentaine d’année, encore débutant, David, nous rejoint, pour plusieurs jours.
Auparavant, il avait trié, avec Isabelle et les éleveurs, au parc de tri de la Banne d’Ordanche, les brebis d’isabelle, ce mercredi 26 septembre. Durant toute la durée du tri, il a plu et fait froid.
Le soir, nous avons diné ensemble au restaurant.
Au retour à la « cabane de berger », nous avons la surprise de découvrir, vers 23 h, déambulant sur la route goudronnée montant à l’estive, des brebis d’Isabelle. Que font-elles là ? Pourtant, nous les avions parqués, ensemble, ce soir même dans un parc de filets, monté et placé à la lisière d’un bois (et sous tension).
Finalement, nous en trouvons la cause : les brebis se sont sauvées du parc, sous l’effet d’une panique quelconque. Les filets sont renversés sur les deux côtés, sur une grande longueur. Six brebis sont même emmêlées dans les filets, encore sous tension. Isabelle coupe le générateur d’impulsions électrique de la clôture. David libère les brebis prisonnière. Si elles étaient restées là emprisonnées toute la nuit, elles auraient pu mourir car sans cesse soumises à des décharges électriques de 3500 V. Un brouillard profond s’est installé dans la nuit et ma voiture éclaire la scène afin que David et Isabelle retrouve les brebis égarées. En reculant dans un chemin forestier, ma voiture heurte un bloc de béton que je n’avais pas vu dans le brouillard. Manque de veine ! Finalement, toutes les brebis semblent avoir été récupérées vers 1 h du matin.
Isabelle en conclut que les brebis ont du avoir peur d’un chevreuil ou d’un gros animal (sanglier, cerf etc. …), d’autant que le parc était installé à la limite d’un bois (le milieu où évoluent habituellement les cervidés).
Pendant plusieurs jours, Isabelle resterait inquiète, craignant de ne pas avoir récupérer toutes les brebis échappées durant cette nuit. Pendant plusieurs jours, des brebis seront signalées dans la région. Mais les indications données seront toutes de fausses pistes. Par la suite, un prochain tri permettra de la rassurer et de vérifier que toutes les brebis avaient bien été retrouvées.
Ce vendredi 28 septembre, comme Isabelle est sur le départ pour une autre mission dans le Sud de la France, j’ai quitté Isabelle et sa cabane et ai rejoint de nouveau Michel. Nous allons procéder au tri des brebis de Michel, dans le parc de tri du col de la Croix-saint-Robert. Pour ce travail, des éleveurs sont venus à la rescousse.
Cette fois-ci, je participe physiquement au tri des brebis de Michel. Mon rôle sera de tâter le pis des femelles, pour m’assurer que les brebis sont bien pleines [« empoussées »] ou que leurs mamelles ne sont pas infectées (par des mammites) ou/et porteuses de kystes.
Dans le couloir de tri, les brebis ne laissent pas toujours faire. Souvent elles replient leur longue queue sur leurs mamelles, pour ne pas se laisser tâter. Et je me rends compte qu’au bout de 300 brebis comptées, ce travail de « vérificateur », qui semblait apparence peu physique, est finalement assez fatiguant.
Et ce tri, durant toute la journée, sera entrecoupée par une pose piquenique. Un Saint Nectaire fermier _ le fromage AOP de la région _ et un vin d’Auvergne accompagneront le repas. Certains plats cuisinés auront été préparés et transportées par Line, femme de ménage et femme à tout faire, venue de la vallée, en scooter.
J’ai appris que la meilleure période de vente des brebis à viande, en France, est celle de la période de l’Aïd _ une fête durant laquelle les musulmans sacrifient des moutons.
[Un éleveur plaisante : « les musulmans, nous les aimons surtout à l’Aïd »].
Nous avons eu de la chance pour le tri : il a fait beau toute la journée.
Mais manque de chance, vers 17h, un bélier a défoncé un portail d’un enclos du parc de tri, ce qui fait que ce bélier ainsi que des brebis du même éleveur, qui avait été triés et placés dans cet enclos pour être redescendus dans la vallée, se sont enfuis et ont rejoint le reste du troupeau sorti du couloir de tri. Tout le comptage et une partie du tri sont à recommencer.
Nadine, qui n’a pas l’habitude, avait participé au comptage et il semble qu’elle ait induit des erreurs dans ce comptage, provoquant un petit différent entre éleveurs et berger.
De toute façon les brebis repasseront dans le pédiluve, dans une semaine et seront recomptées…
Le soir, Michel vérifie avec un testeur électronique, le voltage des clôtures électriques du parc (qui doit être à 3500 V). Or on découvre qu’une jeune brebis a réussi à passer sous la clôture, malgré son électrification.
Le samedi 29 septembre, c’est mon dernier jour en estive avec Michel et en Auvergne. Le temps est de nouveau à la pluie.
Michel déplore que les soins aux agneaux soient moins importants au regard de certains éleveurs (que pour les adultes), à cause des primes européennes, qui selon lui « dévoient » tout, car ces primes étant bien plus importantes pour les brebis adultes que pour les agneaux.
Ici en Auvergne, les éleveurs sont spécialisés dans les bovins. Et souvent, ils ne complètent leur élevage avec des ovins (moutons), que parce que ces derniers peuvent se contenter de pâtures pauvres et très en pente (les moutons étant en général assez agiles). Et sans les subventions européennes, ils n’en auraient surement pas. De fait, les moutons ne sont pas leur priorité, juste un complément de revenus.
« Au niveau des éleveurs, il y a des associations d’intérêts, mais pas d’associations d’amis ».
J’étais passé plusieurs fois chez l’éleveur Michel. Lui-même a eu des problèmes de brebis ayant réussi à passer sous ses clôtures électriques et dans les haies denses entourant ses prairies. Les gendarmes, ayant repéré, deux fois de suite, ses brebis divaguant sur la route, l’ont menacé d’une amende de 135 euros ( !).
Dans sa grande bergerie, il y a actuellement une dizaine de brebis avec leur agneau. La fille de Michel, Anouk, actuellement étudiante dans un lycée agricole, s’occupe avec soin de ses agneaux et tient un carnet d’agnelage pour chacun d’entre eux.
Dans le milieu des éleveurs et paysans, j’ai découvert la « France profonde », un milieu plutôt rude.
Ce que je retirerais de mon expérience est que le métier de berger est noble, un beau métier, mais il est dur physiquement et très exigeant. Pour des raisons de rentabilité, les bergers doivent gérés seuls, avec leurs chiens, des troupeaux importants souvent dépassant les 2000 têtes.
Dans ces conditions, « paresseux de s’abstenir ». Car durant les longues journées du berger, pas de le temps de prendre du bon temps, de philosopher _ comme les bergers philosophes de la Grèce antique _ ou d’écrire un livre sur son ordinateur portable, ou de surfer sur Internet, comme dans une publicité pour Darty parue en 2006[21] et présentant un berger, dans on estive, tapant sur son ordinateur portable. Le berger doit être à chaque instant à l’écoute de son troupeau.
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