Le col Agnel, sur son versant italien, représente une ascension d'un peu plus de 30 km, au départ de Sampeyre, pour une dénivellation totale d'environ 1770m ; ses 8600 derniers mètres s'effectuent sur une pente dont le pourcentage est supérieur à 10 %. La scène suivante s'est déroulée quelque part dans ce difficile tronçon.
Le ciel est à présent couvert et cela ne présage rien de bon ! En effet, après quelques hectomètres, les premières gouttes tombent, bientôt accompagnées de rafales violentes. On enfile dare-dare le Kway car c'est la drache. Des Italiens, qui descendent à tombeau ouvert, nous crient que là-haut il neige ! Un 31 juillet ! Pire : un coup de tonnerre se fait entendre. Cent mètres plus loin, dans une des épingles à cheveux de cette terrible montée, Pierre m'attend stoïquement, sans doute pour me proposer d'aller nous réfugier dans une bergerie toute proche. Des cris semblent en parvenir : quelqu'un nous appelle ! Bien vite, nous empruntons le sentier qui mène à la bergerie, via un pont précaire sur un petit torrent. Un brave chien nous accueille. Nous cherchons un coin pour mettre nos vélos à l'abri. Le berger arrive, et vivement, mais chaleureusement, nous indique un endroit puis nous invite à le suivre à l'intérieur. Endroit étonnant, voûté, obscur, aux murs enduits de chaux. Une table sommaire à la feuille très épaisse et un banc rudimentaire meublent l'endroit. Au fond, une cuisinière au gaz détone un peu dans l'ensemble tandis que d'un poêle bas émane une chaleur bien agréable, car dehors il fait à présent assez froid. Le brave berger parle italien, bien sûr, et un peu le français. On se défait des vêtements mouillés puis... à table ! D'une étonnante tourille de vin - elle doit bien contenir 50 litres ! - Ernesto tire dans un poêlon cabossé quelques rasades de gros rouge. Il en remplit trois verres. Salute !
Pendant que nous mangeons, dehors il pleut toujours, mais les coups de tonnerre ont cessé. Ernesto nous raconte un peu sa vie. Berger de montagne, il passe 5 mois de l'année à cette altitude -nous sommes à environ 2400 mètres- de juin à fin octobre. Ses moutons paissent dans les alpages environnants. Il a aussi des vaches qui, de la vallée et en camion, doivent être amenées ici le lendemain. Pour toute compagnie, il a ce brave chien (qui, de temps à autre, reçoit une croûte de fromage ou un morceau de saucisson) et deux chats, blancs comme la neige qui, cette nuit, nous dit- il, est tombée sur les hauteurs. Ses contacts avec les touristes, nombreux le dimanche, ne sont pas toujours des plus heureux : il leur reproche leur négligence et il y a de quoi quand on sait que certains laissent traîner du verre qui blesse les bêtes. Ernesto se lève. De la "pièce" voisine, il ramène une espèce de cylindre blanc, difforme, dont on devine mal la nature dans cette pénombre. Vivement, il saisit le journal qui traîne à terre et enlève la couche de graisse: un superbe saucisson apparaît ! C'est du pur porc. Dégustation... excellent ! On goûte aussi de son fromage pendant que lui se coupe un solide morceau de notre saucisson industriel. Les "salute !" se suivent : dès que nos verres sont vides, Ernesto les remplit en prévenant nos objections par des "ça va vous donner des forces pour achever l'ascension".
Dehors, la pluie a cessé. Notre sympathique hôte nous montre sur les parois nord des sommets environnants la neige fraîche tombée durant la nuit. Un coup de klaxon : c'est le frère d'Ernesto. Accompagné de deux autres gaillards à la forte carrure, il arrive avec une tronçonneuse en main. Nullement intrigués par notre présence en ces lieux, les trois compères s'installent à table.
Quant à nous, le repas le plus inattendu de notre périple s'achève et il nous faut nous arracher à ce sanctuaire, non sans avoir sacrifié au rituel de la photo-souvenir : c'est avec beaucoup de plaisir qu'Ernesto pose devant sa bergerie. Emmitouflés comme en plein hiver, nous prenons congé du berger du col Agnel à qui nous promettons d'envoyer un mot à notre retour en Belgique.
Notre moral est au beau fixe : nous avons repris des forces et surtout, l'accueil a été si chaleureux que nous ne sentons pas les 10 % constants que la route pentue nous offre en guise de digestif. Est-ce l'effet du vin d'Ernesto ? Ou celui de la rudesse de la pente ? Il me semble que ma randonneuse n'emprunte pas une trajectoire très droite...
Jean-Pierre ROSMANT
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