Au Nid de Brebis

Le Nid de Brebis


jeudi 30 août 2018

Berger, un métier ancestral et utile menacé par une grande précarité

Entre juin et septembre, ils sont un petit millier d’hommes et de femmes à garder d’immenses troupeaux de moutons dans les Alpes, les Pyrénées ou encore le Massif Central. Un métier de berger de plus en plus utile pour assurer la protection des troupeaux, alors que les syndicats agricoles pestent contre le loup ou l’ours. Seuls, en couple ou en famille, les bergers transhumants s’isolent du reste du monde, dans des conditions difficiles. Déjà menacé par l’agriculture industrielle, leur métier est désormais rongé par la précarité, quand ce n’est pas par le harcèlement moral ou sexuel. Mais quelques voix s’élèvent des alpages pour briser les tabous, et défendre des droits fragilisés.

« Nous ne connaissons même pas le nombre exact de bergers ovins en France », constate Guillaume Lebaudy, ethnologue spécialisé en pastoralisme 
Le recensement des bergers est en effet laborieux. La plupart des gardiens transhumants changent de département à chaque estive, et les effectifs ne sont pas centralisés. Ils sont également très mal protégés par les conventions collectives agricoles, difficiles à faire appliquer ou à modifier.
Dans les Alpes-de-Haute-Provence, par exemple, lors de la signature d’un avenant en 2015, « La Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricole (FNSEA) a refusé le CDI renouvelable », déplore Thierry Oger, membre de la CFDT, alors que la FNSEA est la première à s’élever contre les plans visant à protéger les loups. « À la fin de l’estive, on négocie vite fait pour l’été suivant. Ça se fait verbalement, à la confiance », précise Aurélie Pugnière, bergère dans les Bouches-du-Rhône. Dans ce contexte, bergers et bergères ne peuvent pas emprunter, ni dresser de plans pour l’avenir.

Travaille et tais-toi

« En moyenne, on ne touche que 1700 euros nets par mois, pour 60, 70, voire 80 heures de travail par semaine. Le tout sans jour de repos. C’est un métier en constante promotion ! », ironise Thierry Oger. Berger depuis 33 ans, il ne trouve plus de travail depuis qu’il s’est syndiqué. Ses revendications dérangent, car cette situation a été intégrée comme étant la norme et ce, dès la formation : « On explique à ceux qui ne veulent faire que 35 heures que le monde agricole a ses propres règles », avertit Amandine Founau, référente de la formation « berger vacher » au Centre de formation professionnelle et de promotion agricole (CFPPA), en Ariège. Aussi, la création du Syndicat des gardiens de troupeaux, il y a deux ans, a été très mal perçue. Peu de personnes y ont adhéré. Pour être sûrs de retrouver un emploi en alpage, les gardiens itinérants préfèrent négocier en douceur, et ne pas faire de vagues.
Dans ces conditions, il est très difficile pour eux de se protéger du harcèlement moral, pourtant courant dans la profession. « Si on se plaint, on nous traite d’incapables, de mauviettes, s’afflige Thierry Oger. Le berger n’est pourtant pas le maillon manquant de l’évolution entre le chien et l’éleveur ! », plaisante-t-il. 
Souvent, les salariés sont rabaissés, humiliés ou même insultés. « J’en ai souffert quand j’ai commencé à travailler et ça continue encore aujourd’hui, témoigne Antoine Le Gal, berger dans le Vaucluse. Beaucoup de personnes en sont victimes, mais elles n’osent pas en parler ou ne savent pas à qui s’adresser. »
Une impasse favorisée par un mutisme généralisé, et une absence quasi-totale d’information, notamment dans les centres de formation. « Il faut faire comprendre aux éleveurs et aux bergers que les règles sont les mêmes que celles qui s’appliquent aux autres, et qui sont inscrites dans le droit du travail », soutient Francine Philippe, présidente de l’Association des bergères et bergers de Provence et des Alpes du Sud.

Des cabanes pittoresques... et délabrées

Autre exemple de cette précarité : les cabanes qui les abritent durant l’estive sont souvent dans un état déplorable. Un point sur lequel tout le monde s’accorde. De la maisonnette au taudis, il y en a pour tous les goûts. Alors que certaines n’ont même pas de carrelage au sol, d’autres sont équipées de panneaux solaires et fournissent de l’eau chaude. « J’ai déjà été logée dans une cabane sans toilettes. C’est gênant quand on a ses règles », rapporte Aurélie Pugnière. « Une fois, j’ai dormi sous un toit prêt à s’écrouler, ajoute Marie Cabrol, bergère dans la Drôme. Il fallait aller chercher l’eau avec une lampe-torche, sous une plaque rouillée à la cave. » Des manquements dûs au manque de concertation entre les bergers, les éleveurs et les communes. « Il doit y avoir une dynamique collective. Si les cabanes sont insalubres, cela peut avoir des conséquences sur la santé et l’hygiène », alerte Roger Minard, membre du Centre d’études et de réalisation pastorale Alpes Méditerranée (Cerpam).
La récente féminisation du métier a cependant donné une impulsion à l’amélioration des conditions d’accueil en haute montagne. Depuis une quinzaine d’années, un nombre croissant de femmes suivent cette voie, pour vivre en accord avec leurs idéaux. Appréciées des éleveurs, pour leurs pratiques attentionnées lors des soins et de la garde des bêtes, elles réalisent désormais 30 % des estives.
« Ça leur permet d’attirer l’attention sur les choses qui ne vont pas, comme une vitre cassée, alors que les bergers n’osent pas le faire », estime Tara Bate, anthropologue du genre et du pastoralisme. Toutefois, bien que des efforts soient faits dans de nombreux départements, les subventions versées pour les aménagements pastoraux visent essentiellement à s’attaquer à la problématique du loup, et non celle du logement des bergers. Aussi, de nombreux logements restent encore inadaptés.

Le tabou du harcèlement sexuel

Et le harcèlement sexuel, lui non plus, ne s’arrête pas au pied des montagnes. « Ça peut être très subtil : une présence un peu insistante, ou une avance directe, note Tara Bate. Dans ces cas, qui appeler ? Que faire ? » Parfois dans le déni, les bergères victimes de harcèlement n’en parlent pas. Ici aussi, l’omerta règne. « Leur profession est en voie d’extinction, et les femmes ne veulent pas causer sa perte en dévoilant ces aspects peu reluisants, explique l’anthropologue. Tout le monde sait qui il faut éviter, mais personne ne dit rien, et ces hommes peuvent continuer à travailler avec des femmes. Ce n’est pas normal ». Tant et si bien que le pire a fini par arriver, en Savoie, où une bergère a été violée en 2015.
Ébranlées par ce crime, des voix ont fini par sortir du silence. « Mon maître de stage me gueulait tout le temps dessus et faisait des réflexions sur ma poitrine, se souvient Aurore Girardot, victime de harcèlement moral et sexuel lors de son apprentissage au centre de formation ariégeois en 2006. Quand je l’ai signalé à un responsable de la formation, il m’a répondu : "Il faut t’y faire, c‘est comme ça dans le monde des bergers". »

Afin d’entraîner une prise de conscience chez les victimes comme au sein des fédérations, l’Association des bergères et bergers de Provence et des Alpes du Sud a lancé un appel à témoignages et diffuse, dans son journal de liaison, un numéro à appeler en cas de harcèlement. « Ce n’est pas plus fréquent que dans d’autres métiers, mais il y a un vrai problème lié à l’isolement et il faut s’en prémunir », préconise Mariette Peinchaud, membre de l’association. Pour y parvenir, l’implication des centres de formation dans la levée des tabous et l’apprentissage du droit du travail est indispensable. De plus, la préservation des bergères et bergers transhumants, et leurs savoir-faire, est essentielle à la sauvegarde du pastoralisme, comme le rappelle Guillaume Lebaudy : « Quand les salariés sont mécontents, ils ne reviennent pas, et à cause de ce turnover, l’emploi pastoral est dégradé, l’alpage mal géré, l’animal délaissé. »
Elsa Hellemans

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