Au Nid de Brebis

Le Nid de Brebis


lundi 4 avril 2016

Les bergers, prolétaires de l’élevage, par Michel Didier (Le Monde diplomatique, août 2015)

Les bergers, prolétaires de l’élevage, par Michel Didier (Le Monde diplomatique, août 2015)

La présence du loup dans les montagnes françaises est une bonne nouvelle pour la biodiversité. Mais le retour de ce prédateur a révélé la vulnérabilité des troupeaux et la fragilité d’un mode d’élevage devenu très extensif. Sensibles à la préservation du pastoralisme et à la majesté des paysages, les promeneurs ignorent généralement ce que les alpages doivent à la persévérance des bergers.
Al’ouest, les falaises du Vercors se détachent sur un ciel bleu. François (1) garde 2 500 brebis à la Grande Cabane, dans la réserve naturelle des Hauts- Plateaux, qui s’étend sur 17 000 hectares. Une fois le pas du Fouillet atteint, une marche à travers une pelouse à nards (2) permet de découvrir un lieu mythique pour les bergers. Un chien de protection (3) finit de dévorer une brebis probablement tuée lors de l’attaque de loups survenue quelques jours auparavant ; dix vautours tournent autour de la carcasse.
François est accueillant. Cet homme solide, venu du monde de la mer, montre une passion et un savoir-faire remarquables. Mais son témoignage se charge d’amertume, voire de colère, dès qu’il aborde ses conditions d’embauche et de travail : « Je dois aller chercher l’eau avec mes propres ânes et assurer une présence continue auprès du troupeau pour prévenir les attaques de loups. Cela mériterait tout de même un peu de considération. »
Aurore connaît elle aussi le dilemme des bergers du XXIe siècle : vivre ce métier dans des conditions exécrables ou démissionner. Elle y a débuté à 18 ans et en parle toujours avec émotion : « Quand je vois les brebis qui sont belles et en bon état, je n’ai pas envie de partir. » Mais elle enrage devant l’offre de son dernier employeur : « Une caravane délabrée, qui prend l’eau, où le matin, en avril, il ne fait que 4°C. » Il y a quelques années, elle a été hospitalisée à Nice à la suite d’une intoxication au monoxyde de carbone dans sa caravane. Elle aspire à plus de dignité. Fatiguée du mépris des employeurs, elle se désole de ce qu’après chacune de ses démissions, toutes liées à son refus d’être mal logée, ils n’aient pas eu de mal à trouver des remplaçants frais émoulus de l’école du Merle, à Salon-de-Provence, ou d’ailleurs.
Le sort du berger révèle les contradictions de notre rapport à la nature. La plupart d’entre nous semblons de plus en plus attentifs aux bons produits, aux beaux paysages ouverts, donc entretenus, aux chemins de randonnée. Mais la société reste indifférente aux conditions de vie de ceux qui permettent tout cela. Beaucoup s’enthousiasment du retour des grands et fascinants prédateurs, se mobilisent pour la défense de l’ours ou du loup, mais ignorent le berger, généralement seul et en première ligne pour assumer les conséquences de ce retour.

Un travail solitaire et harassant

En France, le pastoralisme joue encore un rôle majeur dans l’élevage, en particulier pour les produits de qualité, comme les fromages ou la viande disposant d’une appellation d’origine protégée (AOP). Du printemps à l’automne, pour des durées variables selon les régions, des ovins (1,5 million), des bovins (430 000), ainsi que des chèvres et des chevaux sont gardés en pleine nature. Plus d’un élevage sur cinq (60 000) dépend des systèmes agropastoraux, qui occupent environ 5,4 millions d’hectares en pleine saison (4).
Le ministère de l’agriculture ne peut recenser précisément le nombre de bergers en France, mais on l’évalue à environ un millier dans les Pyrénées, plusieurs centaines dans les Alpes et le Massif central et quelques dizaines dans le Jura, les Vosges et la Corse. La présence d’animaux valorise les ressources et les pelouses des alpages, des parcours méditerranéens ou des milieux humides de la côte atlantique, autant de paysages façonnés depuis des siècles par l’homme et les herbivores domestiques.
Depuis la loi pastorale de 1972, les éleveurs s’organisent en groupements pastoraux qui gèrent collectivement l’exploitation des pâturages saisonniers. Malgré la responsabilité qui leur incombe, ces groupements embauchent les bergers à des conditions très précaires. Les difficultés du métier ont grandi avec le retour des loups, en provenance de l’Italie, à partir de 1992. Est alors apparue la grande fragilité de ceux qui doivent répondre à une injonction paradoxale, « protéger l’agneau tout en préservant le loup », sans en avoir les moyens. La situation de travailleur isolé se ressent durement, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Une pression psychologique pèse sur ceux qui ont la charge d’un patrimoine animal de plusieurs centaines de milliers d’euros.
Le berger de moutons se lève avec le jour pour emmener paître son troupeau, qui compte communément de 1 500 à 3 000 têtes. Il ne rentre à son chalet qu’à la nuit tombante pour préparer son dîner. En journée, quand les animaux se reposent, il soigne les brebis boiteuses. Le sommeil est court en plein été : « Lorsque les animaux n’ont pas besoin de soins et si les touristes ne font pas aboyer les chiens, il arrive que je fasse la sieste », raconte Serge, à peine la soixantaine et déjà usé.
Sur les alpages laitiers des Alpes du Nord, le berger se lève à 3 heures du matin pour traire les vaches. Le soir, Jean-Michel « ne se couche guère avant 22 heures ». Avec humour, Patrick décrit son état certains jours : « Je dors debout, d’un seul œil. » La journée est consacrée à aider le fromager et à borner les deux parcs amovibles quotidiens : un par repas. Le travail varie selon l’espèce animale, les lieux et le cours de la saison. Mais le métier a pour dénominateurs communs l’isolement, la solitude le plus souvent, le soleil, la pluie, le froid, des journées de onze heures. Eliane, qui transhume au col du Joly, face au mont Blanc, se souvient qu’en 2013 « il y a eu des chutes de neige chaque mois ». Au fil des ans, l’agressivité des éléments laisse des traces : « Je dois porter sans arrêt mes lunettes de soleil », rapporte par exemple Serge, dont les yeux ne supportent plus la lumière intense.
Les bergers doivent veiller aux besoins des bêtes tout en préservant la richesse des espaces naturels. Ils entretiennent des milliers d’hectares et produisent des biens matériels et immatériels. Ils gèrent le troupeau (gardiennage, suivi de l’état des animaux, détection des maladies, soins, traite), les ressources pastorales (calendrier de pâturage, entretien des équipements), l’environnement (relations avec les touristes et les différents partenaires, mise en place des mesures agro-environnementales, protection contre les prédateurs). Ces exigences multiples expliquent sans doute le nombre croissant de diplômés parmi eux. Les femmes sont bien représentées. En revanche, la durée moyenne d’exercice n’est plus que de cinq ans pour les hommes et de deux ans pour les femmes. Beaucoup abandonnent rapidement, mécontents des conditions de travail, de la faiblesse des rémunérations et du non-respect du droit du travail. « A la fin de mon embauche, mon patron a refusé de me régler les congés payés auxquels j’avais droit », raconte par exemple Pascale.
La majorité des bergers est en effet constituée de salariés d’exploitants agricoles éleveurs, essentiellement organisés en groupements pastoraux. Leurs contrats de travail reposent sur la convention collective agricole du département où ils exercent. Lorsque ce contrat respecte la réglementation, ils sont payés au taux horaire du smic, sur la base de quarante-quatre heures hebdomadaires, alors qu’ils travaillent infiniment plus.
La plupart des contrats sont à durée déterminée, ce qui engendre des difficultés de garantie d’emploi, de planification des formations, d’accès aux prêts bancaires. « J’ai effectué sept saisons consécutives sur le même alpage ; ma vie familiale s’organise. Mais, chaque année, le groupement pastoral peut très bien m’annoncer qu’il ne reconduira pas mon embauche. Dans ces conditions, comment envisager sereinement l’avenir ? », lâche Leïla.
Les bergers ne sont plus toujours seuls ; ils vivent souvent avec leur famille. Chaque printemps, il leur faut donc quitter leur domicile, organiser le déménagement et la scolarité des enfants, et accepter des logements généralement rudimentaires, malgré les normes en la matière fixées par l’arrêté du 1er juillet 1996. Leur implication est forte dans l’amélioration de l’espace pastoral. Grande est alors la colère quand les employeurs décident, sans cause réelle et sérieuse, de licencier un salarié après plus de dix ans de services pour embaucher quelqu’un d’autre.
Une balade à travers l’arc alpin montre que la situation n’est pas forcément meilleure ailleurs. « En Suisse et en Italie, le sort des bergers roumains et kosovars est dramatique. Ce sont des travailleurs précaires, assujettis à leur patron et au troupeau, avec des salaires inférieurs à 1200 euros — pour ceux qui sont salariés —, des conditions d’hébergement déplorables, et sans protection sociale », expose Guillaume Lebaudy, ethnologue et directeur de la Maison du berger. On voit aussi venir des professionnels d’Europe centrale dans les Alpes françaises.

Toujours autant de candidats

L’amélioration des conditions d’exercice du métier bute paradoxalement sur l’attrait qu’il exerce. Les éleveurs trouvent toujours des gardiens de remplacement. Le métier jouit d’une image de rêve qui le fait souvent apparaître comme une possibilité de reconversion. Responsable de la formation de berger au Centre de formation professionnelle et de promotion agricole de La Motte-Servolex (Savoie), Mme Bernadette Tasset explique que « les candidats sont portés par un désir de se reconstruire à partir d’une activité de plein air avec des animaux ». Les stagiaires ont des profils variés, souvent éloignés du monde de l’élevage. Exemple avec Gérard, qui téléphone à l’Association des bergers de l’Isère : « Je cherche un alpage pour cet été. Je suis cuisinier à Chamrousse. J’aimerais changer. »
Pourtant, l’apprentissage du métier passe par l’expérience acquise au cours de plusieurs estives, comme le montre Dominique Bachelart, de l’université de Tours, qui a étudié les parcours des bergers (5). « La montagne, on ne la connaît bien qu’au bout de trois ou quatre saisons », estime un autre Gérard, septuagénaire. Les premiers soirs, Florence pleurait au milieu de ses 600 bovins sur 800 hectares. La fatigue, les animaux indociles, la solitude la faisaient craquer. Les années suivantes furent moins difficiles. « Seuls les bons souvenirs nous font remonter », observe Dominique, devenu accompagnateur de moyenne montagne. Le pastoralisme a besoin d’individus aux compétences multiples, autonomes et capables de prendre des décisions rapides face aux aléas météorologiques et à toutes sortes d’événements imprévisibles.
Des propositions ont été faites en 2001 par un groupe interministériel à Vic-en-Bigorre : recours aux contrats à durée indéterminée intermittents, développement de la pluriactivité. Il s’agissait de définir des conditions de travail et des garanties minimales, dont celle de retrouver son emploi la saison venue, pour les salariés. Mais, quatorze ans plus tard, la situation n’a guère évolué.
Aucun syndicat de bergers n’existait avant la création du Syndicat des gardiens de troupeaux de l’Isère. La démarche effraie tous ceux qui craignent de heurter les éleveurs et de perdre leur emploi. Or elle garantirait une présence dans les commissions mixtes, nécessaire à la reconnaissance du métier. Le rapport interministériel le rappelait : « Un accord doit être conclu entre une ou plusieurs organisations syndicales représentatives de salariés d’une part et d’employeurs d’autre part. » En Ariège et dans les Hautes-Alpes, des négociations ont déjà permis de mieux encadrer les conditions d’embauche.
La précarité actuelle et le manque de reconnaissance envers le travail d’intérêt général effectué par les bergers tranchent avec le statut dont ils jouissaient jadis. Au XVIe siècle par exemple, explique le psychosociologue et anthropologue Patrick Schmoll,« le berger est celui qui connaît les animaux, sait les nourrir, repérer et prévenir leurs maladies, les soigner. Sa compétence est reconnue par les communautés qui le logent et le rémunèrent, à l’instar de l’instituteur au XIXe siècle (6) ».
Michel Didier
Berger, médecin vétérinaire, fondateur du premier syndicat des gardiens de troupeaux de l’Isère.

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(1) Les personnes ayant accepté de témoigner ont souhaité que leurs noms de famille ne soient pas mentionnés.
(2) Graminées à feuilles piquantes, délaissées par les animaux.
(3) Les bergers utilisent des chiens de conduite, dits chiens bergers, pour guider et ramener leurs troupeaux, et des chiens dits de protection, qui restent en permanence avec les brebis pour les protéger des intrus. La race la plus utilisée en France est le chien de montagne des Pyrénées, ou patou.
(4) Selon l’Association française de pastoralisme (données de 2000).
(5) Dominique Bachelart, Berger transhumant en formation. Pour une tradition d’avenir, L’Harmattan, Paris, 2002.
(6) Patrick Schmoll, « Une organisation paysanne sous l’ancien régime : la confrérie des bergers du Haut-Rhin », Annuaire de la Société d’histoire des régions de Thann-Guebwiller, t. XX, 2000-2003.

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