Sous les arbres ruisselants de pluie du bocage de Thiérache paissent une dizaine de belles vaches , poil acajou et cornes effilées. «Les salers, c’était le rêve de Pascal, sa passion», raconte sa femme, Catherine. Il y a deux ans, ils étaient allés les choisir ensemble en Corrèze, un long voyage depuis leur village de Martigny, dans l’Aisne. Fini le lait, la servitude de traire ses 65 bêtes matin et soir : Pascal Fourceaux se lançait avec enthousiasme dans le bovin viande. Avec 150 salers, peut-être avait-il vu trop grand… «Dix jours avant son décès, il m’a dit : on va tout vendre, partir. Je ne l’ai pas pris au sérieux», poursuit Catherine. Puis vient ce 20 juin 2012 dont elle passe et repasse chaque instant dans sa tête. Le dernier café du matin que Pascal a insisté pour lui préparer, son retard qui se prolonge à midi, l’inquiétude qui grandit, les coups de fil aux voisins, les recherches qui commencent. Dans la cour de la ferme, à un kilomètre de la maison des Fourceaux, son tracteur est là, sa voiture aussi, les clés sur le contact. Bizarrement, il a mis ses bottes, alors qu’il fait beau. «Tu ne sais plus, tu es perdue. Tu fais le tour du bâtiment en regardant en l’air. Le stress monte.» Ce n’est pas Catherine, mais un ami qui a fini par trouver le corps de l’éleveur de 45 ans. Pendu dans une bâtisse à l’abandon, au fond d’une prairie, «ses vaches autour de lui»«On s’écroule, on crie. Puis il faut rentrer à la maison et dire "Papa est mort" à notre fils de 13 ans», scande Catherine Fourceaux. «Depuis ce jour-là, dit-elle calmement, je n’ai pas arrêté de me battre.» Pour surmonter le choc, puis sauver la ferme et enfin, pour qu’on parle des suicides de paysans autant que de «ceux à la Poste ou chez France Télécom».

UNE HÉCATOMBE SILENCIEUSE

«Dans le monde agricole, on meurt et on se tait», assène son voisin, Gilles Dufour, cultivateur de céréales et d’humour noir. La première enquête épidémiologique sur le sujet a été publiée le mois dernier par l’Institut de veille sanitaire. Bilan : en France, un exploitant agricole se suicide tous les deux jours. Avec 485 morts sur la période 2007-2009, la profession connaît une surmortalité de 20 % par rapport à la population générale. Au sein du monde agricole, deux profils sont encore plus exposés. Chez les paysans de 45 à 64 ans, le taux de suicide dépasse de 30 % à 40 % celui des hommes du même âge. Chez les éleveurs bovins, cette surmortalité s’élève même à 50 %, voire 60 %. Des chiffres saisissantsbien que certainement sous-évalués, admet l’étude. Car nombre de suicides sont classés en «accidents». En 2011, le précédent ministre de l’Agriculture,Bruno Le Maire, sonnant la mobilisation contre cette hécatombe silencieuse, évoquait, lui, près de 400 suicides par an. Plus d’un par jour… Dès l’année suivante, la Mutualité sociale agricole (MSA, la Sécu des agriculteurs) se dotait, à la demande de l’Etat, de cellules de prévention du mal-être. Une réponse bien tardive à un fléau que combat depuis plus de vingt ans l’association Solidarité paysans.
Ce réseau de 1 000 bénévoles et 80 salariés accompagne chaque année 3 000 exploitants en détresse. A qui croit encore que le bonheur est dans le pré, l’association énumère les maux de la terre : l’isolement, la surcharge de travail, le stress, l’endettement, le manque de reconnaissance… «Ceux que nous épaulons sont ceux qui vont le plus mal, qui n’ouvrent plus le courrier, ne répondent plus au téléphone, n’ouvrent pas quand on frappe à leur porte parce qu’ils ont peur des huissiers. J’ai eu des cas de personnes qui n’avaient plus ouvert le courrier depuis cinq ans», témoigne Claire Izembart, juriste à l’Association de défense des agriculteurs en difficulté de la Haute-Garonne (Adad 31, membre du réseau Solidarité paysans). Dans le département voisin, le Tarn-et-Garonne, Max Andréis, vaillant cultivateur de 67 ans et président de SOS Agriculteurs en difficulté, constate que «l’écart se creuse entre celui qui court devant et celui qui est lâché et va tomber dans le fossé».

PIÉGÉ DANS UN «ENGRENAGE DE MENSONGES»

A Martigny, Pascal Fourceaux faisait pourtant figure de battant : «C’était une force de la nature, toujours à 100 à l’heure, toujours à la pointe de tout, prêt à aller de l’avant, à développer ses connaissances», se souvient un de ses amis. Pilier de la coopérative d’utilisation de matériel agricole locale, il était toujours disponible pour dépanner un voisin. Catherine, sa veuve, n’a jamais soupçonné qu’il perdait pied. C’est après sa mort, en plongeant dans les papiers de la ferme, qu’elle découvre dans «quelle insupportable souffrance morale il était», dans«quel engrenage de mensonges il s’est retrouvé piégé». L’exploitation de 142 hectares était en cessation de paiement depuis 2009 et Pascal lui-même, interdit bancaire depuis l’an dernier. Sur son téléphone mobile, le banquier avait laissé des messages de plus en plus pressants : «Rappelez-moi monsieur Fourceaux, ça ne va pas !» Mais ce qui a achevé l’agriculteur, dit son épouse, c’est«le harcèlement» de la société de leasing à qui Pascal ne pouvait plus verser les traites de son nouveau tracteur. Ouvrant le courrier de son mari, Catherine découvre toutes les relances, suivies de mises en demeure. L’engin avait fini par être saisi et l’éleveur avait au-dessus de la tête «une épée de Damoclès de 95 000 euros de pénalités pour rupture de contrat». En se supprimant, «il a remis les compteurs à zéro», résume crûment son ami, Gilles Dufour.
A 850 km de là, Frédéric Servières a connu lui aussi «la peur ou la honte de demander de l’aide». Depuis qu’il a repris, à 23 ans «la ferme de tonton» à Buzet-sur-Tarn, cet éleveur de 36 ans a traversé toutes les galères : un cancer, surmonté au terme de «sept ans de souffrances», un divorce, le lâchage d’un associé et aujourd’hui, un redressement judiciaire. «J’aimais le lait et puis je voulais sauver le patrimoine familial.» Avec une belle énergie, le jeune homme se lance en 1999 dans la modernisation d’une ferme qui n’a pas bougé depuis les années 60 : «Mon oncle n’avait jamais investi.» La vieille étable entravée est abandonnée au profit d’un nouveau bâtiment, à stabulation libre et avec salle de traite automatisée, tandis que la taille de l’exploitation double pour atteindre 100 hectares. «Mais dès 2007, le prix du lait a commencé à baisser et celui des céréales, à augmenter. L’alimentation du bétail s’est mise à me coûter plus cher que ce qu’il rapportait.»En 2009, la crise est telle que les éleveurs laitiers voient leurs revenus s’effondrer de plus de 50 %. L’exploitation de Frédéric commence à couler. Quand sa femme le quitte, en 2010, c’est lui qui coule. Il fait «une grosse dépression», si grave qu’il avoue avoir pensé au pire. «J’ai broyé beaucoup de noir. Je pleurais souvent pendant la traite. Tout le monde s’inquiétait de mon état», dit-il à mots choisis, car Alice, sa benjamine de 5 ans, en plein coloriage à la table de cuisine, ne perd pas une miette de la conversation. «Mais pour mes petits bouts de chou, il fallait que je continue. Aujourd’hui, je tiens tête», sourit ce père de deux enfants. Depuis quatre ans, Frédéric Servières est épaulé par Solidarité paysans et il ne regrette qu’une chose : n’avoir pas suivi plus tôt le conseil de l’association, qui le poussait au redressement judiciaire pour rééchelonner ses 200 000 euros de dettes.
Echouer là où les générations précédentes n’ont pas failli provoque une souffrance particulière chez les paysans : «La plupart ont le sentiment que l’exploitation ne leur appartient pas, qu’ils ont le devoir de la transmettre à leurs enfants comme leurs parents l’ont fait», souligne Marie-Pierre Winckler, assistante sociale à la Mutualité sociale agricole de Toulouse. A l’étable, où ils se côtoyaient tous les jours, Pascal Fourceaux n’a jamais rien dit à son père. Même à son meilleur ami, il jouait la comédie, feignant l’étonnement un jour que Gilles lui signalait qu’il n’avait pu encaisser ses chèques, rejetés par la banque.
Peur de parler, ou pas le temps de parler, opine Frédéric Servières, sur la brèche seize heures par jour, dès 3 h 30 du matin : «On n’a plus de relationnel, plus le temps d’aller prendre un café chez le voisin, de s’ouvrir aux autres.» Ce «grand pas de la solitude» marque pour le jeune éleveur l’âpreté des temps nouveaux. Les vieux vivaient mieux, s’il en juge par son oncle qui «arrivait à gagner plus que moi, avec deux fois moins de terre et la moitié de mes quotas laitiers». Lui s’octroie seulement 900 euros par mois : «Moins que ma nouvelle compagne, employée à mi-temps», lance-t-il avec l’ironie du désespoir.

PRODUIRE AU PLUS BAS PRIX

Au lien social qui s’amenuise, à la désertification des campagnes, à la course au rendement s’ajoute un sentiment de déclassement : «On est pris pour des moins que rien ! Tout ce qu’on nous demande, c’est de fournir au plus bas prix possible»,tempête Max Andréis. Sur les coteaux dorés de la Lomagne, la concurrence d’Israël puis de la Bulgarie a fait trembler les producteurs de foie gras et l’ail de Chine a fait chuter les prix de moitié. Résultat, «on est tout le temps anxieux, sur les nerfs, même quand l’exploitation tourne bien», avoue ce costaud patriarche.Suivi par un psy et sous anxiolytiques, Gilles, le cultivateur picard, voit «trop de souffrances, de gens recroquevillés et seuls» pour ne pas prendre au sérieux les signes de la dépression : «Maintenant, je m’oblige à dégager, à prendre des vacances. Si on ne sort pas de la ferme, c’est mort.»
A la Mutualité sociale agricole, après des années d’inaction, le personnel est désormais formé à détecter les signaux d’alerte. En 2012, 408 cas de grande fragilité ont été signalés, dont 144 jugés «graves et urgents». Une goutte d’eau rapporté aux 484 000 exploitants agricoles français… Si la personne est d’accord, son dossier est pris en charge par l’une des nouvelles cellules de prévention du mal-être de la MSA. Pluridisciplinaires, elles regroupent médecins du travail, assistantes sociales, service contentieux, etc. Et offrent cinq séances gratuites chez le psy. Mais frapper à cette porte reste impensable pour la plupart des agriculteurs, qui voient surtout dans leur caisse de Sécu le percepteur des cotisations sociales et non le distributeur des prestations. «Beaucoup nous accusent de les étrangler», admet le docteur Carole Michel, à la MSA de Toulouse. Au moins le standard est-il prié de lui faire un signalement quand arrive un appel du genre de celui-ci : «Ne me demandez plus rien. Je ne vous enverrai plus mes déclarations de revenus. Je n’ai plus qu’à prendre une corde pour me pendre.»