Basées dans les Hautes-Alpes, Sarah, 24 ans, et Emilie, 28 ans, font partie d’une nouvelle génération de bergers à qui ni le père ni la mère n’ont transmis le bâton.
Sous le soleil écrasant des mois d’été, la montagne redevient sauvage. Elles semblent lointaines les longues files d’attente au pied du télésiège. La foule dans les restaurants d’altitude, les cris et les pleurs le long des pentes enneigées, le moindre loisir qui se monnaye, ne sont plus, eux aussi, qu’un vague souvenir. Bref, le tourisme de masse n’a pas passé l’hiver.
Les bergers sont les habitants solitaires de ces espaces abandonnés : vallées, vallons, mamelons, prés, pentes et pics. Dans la vallée du Champsaur, les pylônes et les câbles imbéciles rappellent qu’ils n’en sont que les locataires, le temps d’une estive, de juin à septembre. Quelques mois durant lesquels le pâtre se voit confier la garde d’un troupeau de 1 000 à 2 000 bêtes en moyenne. Ce sont elles qui rythmeront chaque journée désormais, du lever du soleil à la tombée de la nuit.
Il faut mener le troupeau, souvent lentement, vers la moindre parcelle d’herbe que comprend le quartier attribué au berger, afin d’entretenir les prés et d’endiguer la propagation de la forêt. A la tête d’un millier de ruminants, le berger donne le cap tel un capitaine de paquebot. Chaque virage s’anticipe et se négocie finement, à l’aide des chiens, tout comme la traversée d’une zone boisée, abrupte ou rocheuse.
L’autre plus vieux métier du monde
En somme, le métier n’a pas changé depuis l’Antiquité : il est solitaire, rude, parfois dangereux. Ses outils aussi n’ont guère évolué : le bâton et les chiens demeurent ses meilleurs atouts. Seule la cabane offre un plus grand confort, bien que cela ne soit pas une règle générale.
On l’ignore. On l’imagine désuet. Au mieux digne de l’intérêt des vendeurs de cartes postales. On se trompe. L’autre plus vieux métier du monde attire nombre de jeunes, notamment chez les femmes.
Selon Jean-Pierre Legearre, directeur du Centre d’études et de réalisations pastorales Alpes Méditerranée (Cerpam), on compte entre 200 et 250 bergers salariés dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (Paca) pendant l’été. Un chiffrage plus précis se révèle impossible, « cette population n’est répertoriée nulle part, elle est en marge des saisies statistiques », explique le chercheur. Il estime qu’entre 50% et 60% ont moins de 40 ans. De quoi assurer de beaux jours à la profession.
De plus, les problèmes liés à la prédation – notamment dus à la présence du loup – ont entraîné la création de nouveaux emplois : les aides bergers, affectés à la protection et au gardiennage depuis une dizaine d’années. « Si tout le monde arrive à régler les soucis de recrutement, explique M. Legearre, la question de la qualification demeure ».
Six principaux centres de formation
Les centres de formation sont chargés de préparer les futurs bergers aux multiples compétences désormais requises :
- gestion des espaces naturels,
- connaissance de l’animal pour les soins,
- conduite des chiens de troupeaux.
Il en existe six principaux en France :
- le Centre de formation professionnelle et de promotion agricole (CFPPA) Ariège Comminges,
- celui de la Côte-Saint-André en Isère,
- de la Motte-Servolex en Savoie,
- de Die dans la Drôme,
- le lycée des métiers de la montagne d’Oloron-Sainte-Marie dans le Haut-Béarn,
- le Centre de formation du Merle à Salon-de-Provence.
Sarah « au cul des brebis » par hasard
Emilie et Sarah appartiennent à cette nouvelle génération qui fait le succès des centres de formation, attirant urbains et personnes en reconversion professionnelle. Si les deux jeunes femmes ne sont effectivement pas issues de familles d’éleveurs ou de paysans de montagne, elles ont néanmoins été depuis l’enfance au contact des bêtes.
En Sologne, au sud d’Orléans, Sarah a grandi au milieu des rapaces et des animaux sauvages en tous genres, que ses parents élevaient pour le cinéma. C’est avec des animaux de basse-cour qu’Emilie a, quant à elle, pris l’habitude de cohabiter. La passion de son père, chauffeur poids-lourd, et de sa mère, assistante maternelle, était telle que le couple possédait vaches, chèvres, brebis ou encore pigeons. « Tout ce qui se mange », résume celle qui vit désormais entourée de plus d’un millier de brebis.
« J’aurais pu accepter une place de montreur d’ours si on me l’avait proposée », plaisante Sarah. Alors que les brebis chôment à l’ombre en ce début d’après-midi, lorsque le soleil assomme hommes et bêtes, la grande blonde aux mains marquées par des années de travail détaille son parcours, guidé par la passion des bêtes.
Arrivée aujourd’hui à sa neuvième estive, c’est par hasard qu’elle s’est retrouvée « au cul des brebis », comme elle aime à le dire. A 19 ans, elle suit son petit ami de l’époque ici-même, à Ancelle, une petite station de ski non loin de Gap, pour deux années de garde consécutives. « Il est parti, j’y suis toujours », constate-t-elle, osant le sarcasme. Elle ne rejoindra les bancs du Merle, à Salon-de-Provence, qu’en 2006, afin d’assoir sa connaissance du métier, après trois années d’exercice.
Sur une montagne voisine, au cœur du domaine d’Orcières 1850 (anciennement Orcières-Merlette), Emilie, de quatre ans sa cadette, explique son cheminement jusqu’au métier de berger en des termes similaires. La passion des bêtes, l’alpha et l’oméga de la profession. De loin, d’en-bas, elle ne s’envisage pourtant que sous l’angle de la condition du pâtre : la très redoutée solitude. Peut-être est-ce cette erreur d’appréciation, de focale, qui conduit le non-initié à gonfler l’ampleur d’un tel choix professionnel.
« Un métier comme un autre »
« Un jour, une grand-mère est venue vers moi en pleurs, raconte Emilie. Elle disait “c’est beau” et était très émue de voir une si jeune bergère ». Et la jeune femme aux allures de gamine de conclure, sèchement :
« Ça ne m’a rien fait, je n’étais pas touchée, je fais un métier comme un autre, je suis salariée. »
C’est une position que partage Sarah : « Je le vois comme un métier normal. » Plus nuancée que sa consœur, elle précise :
Quand Gérard – dit Bélou – parle de « vocation » et déclare « mon grand-père était berger, mon père l’était, je le suis aujourd’hui depuis plus de trente ans », ses deux jeunes consœurs insistent quant à elles sur le choix. Avec son lot de convictions qui ont dû le motiver au départ.« Ce n’est tout de même pas qu’un travail, c’est un mode de vie. »
Une sensibilité écolo
Le travail de garde et de soin auprès de l’animal va ainsi de pair avec le dégoût des méthodes d’élevage intensif. « Leurs petits, je ne les mangerais pas ! » s’exclame Sarah en pointant le troupeau qui bêle, rumine, crotte et respire pourtant le grand air à quelques mètres. Point d’affect, mais des pratiques qui lui déplaisent. Ses brebis, qu’elle tente toujours de soigner de manière douce, n’échappent pas aux vaccins et aux antibiotiques utilisés par les éleveurs, propriétaires des bêtes.
Emilie n’a ainsi pas pu aller au terme de sa première année de BTS, spécialisé dans l’élevage. Sarah avait elle choisi très tôt une formation qui n’allait pas à l’encontre de ses positions : le BTS Gestion et protection de la nature (GPN). « La branche écolo », commente-t-elle dans un sourire. Une sensibilité répandue parmi les jeunes bergers selon elle.
Si Emilie ne s’imagine pas bergère passé la trentaine, le rêve qu’elle couve rejoint le même idéal. Elle songe à ouvrir une ferme pédagogique, où elle élèverait chèvres et brebis.
« Avec des humains, t’es vite déçue »
Deux mots reviennent constamment pour désigner ce monde qu’elles disent connu mais qui demeure lointain – le nôtre : « En-bas ».
Redescendre. Bélou ne s’en émeut pas. Pragmatique, l’ancien juge qu’il est alors bon de quitter la cabane, lorsque le temps se gâte. « Les derniers jours, c’est dur », avoue-t-il. Pourtant, s’il est un moment qu’Emilie et Sarah appréhendent, c’est celui-là. Redouté, toujours, bien que surmonté, chaque fois. Les horaires et les rythmes de vie au quotidien deviennent très vite pénibles à qui en a perdu l’habitude, ou refuse de la prendre. La foule aussi.
Entre l’homme et l’animal, Emilie et Sarah ont fait leur choix. La première reconnaît sans sourciller :
« Je peux me passer des humains mais pas des bêtes. »
La seconde abonde :
« Avec des humains, t’es vite déçue. Les bêtes t’apportent tellement, elles sont franches. »
« Les relations humaines c’est très compliqué », tempère-t-elle.
La torture des courses au supermarché
Les courses indispensables dans les villes les plus proches, Grenoble et Gap, relèvent de la torture. Paris appartient à une dimension parallèle. « C’est gris », assure Emilie. La capitale serait une sorte de cité titanesque sortie tout droit d’un scénario de science-fiction. Si en « descendant » ces deux âmes solitaires ne rejoignent pas la ville, elles rejoignent les hommes, avec leurs codes et leurs conventions. C’est au travail qu’ils se font le plus âprement ressentir.
Emilie garde un souvenir amer de son emploi de serveuse l’hiver passé, dans un restaurant d’altitude du village de Merlette. « J’étais mal aimable avec les touristes », reconnaît celle qui se montre ici douce et attentive. Elle s’étonne de la manière dont les autres serveurs parvenaient à feindre l’amabilité auprès des clients. Les conventions, encore elles. Têtue, elle tranche avec humour : « J’étais bien mieux à la plonge. »
Par-dessus tout, la jeune femme se méfie du confort, de la cascade de désirs que l’on assouvit dans la demi-heure en un crochet au supermarché, du vide et du vertige de cette vie trop bien réglée.
« Je travaille 35 heures, je termine à 16 heures, je sors mes chiens, puis voilà. Si j’ai envie d’une chose, je vais l’acheter. J’ai toujours dit que je ne serai jamais riche, sinon l’argent, t’en veux toujours plus. »
Elle s’arrête et pose ses grands yeux verts sur le troupeau qui broute à flanc de montagne, le tintement des cloches que des bêtes portent au cou emplit l’immensité des prés et du ciel. Elle ajoute :
« Ça n’a pas de sens, ici je vis pour mes brebis. »
« Bête curieuse »
« Y’en a combien ?
– C’est pour la laine ? C’est pourquoi ?
– Pour les agneaux », coupe Sarah.
Les trois randonneurs poursuivent leur chemin dans la direction opposée, visiblement déçus par le ton abrupte de la jeune femme au visage qu’ils devaient juger avenant, avec ses yeux rendus plus bleus par la couleur de son teint, doré par le soleil puis rougi aux pommettes par le vent.
« C’est toujours les mêmes questions », se justifie-t-elle, comme pour s’excuser. C’est qu’il faut s’endurcir, la curiosité des touristes peut parfois tourner à l’indélicatesse, voire à l’insulte. Comme cette fois où quelqu’un lui a demandé si elle savait lire. Elle qui a parcouru l’Asie durant huit mois, qui prépare désormais un voyage en Iran et qui vit à longueur de journée branchée sur France Inter.
Les anecdotes de ce genre sont aussi légion pour Emilie :
« “Oh, regarde la bergère”, disent-ils alors que je me trouve à une dizaine de mètres, comme si je ne les entendais pas. »
Elle poursuit, décrivant la typologie de ces familles en vacances, qu’elle a établie à force de rencontres ennuyeuses :
« Le père demande alors “vous n’êtes pas allée à l’école pour ça” et explique à sa femme et aux bambins un métier qu’il ne connaît pas. »
Le sentiment d’être une « bête curieuse », une « image d’Epinal », un « musée ». Les cabanes sont ainsi fréquemment « visitées », comme s’il s’agissait d’une attraction, d’un lieu public. « Les gens perçoivent la montagne comme un lieu de pleine nature, analyse Sarah, ils ignorent que l’ONF [l’Office national des forêts, ndlr] travaille, que les paysans travaillent et qu’ils louent la montagne pour que nous gardions leurs bêtes ».
« Moi je suis accueillant », revendique le chevronné Bélou. Celui qui se définit comme « le seul berger du pays », étant originaire de Pont-du-Fossé, dans la vallée du Champsaur, au pied de la station d’Orcières 1850, ne partage pas cette animosité. Bien qu’il admette que certains touristes se croient « en terrain conquis ».
Mais la rancœur des ces jeunes bergères doit être comprise, alors qu’elles se trouvent confrontées aux clichés, hérités du temps où les seuls femmes, enfants et idiots du village étaient envoyés en alpage. Elles qui ont pourtant dû lutter pour être reconnues dans leur profession.
« Le métier se féminise doucement »
Selon M. Legearre, les bèrgères représentent entre un quart et un tiers des professionnels de la région Paca. « Le métier se féminise doucement », ajoute-t-il.
En effet, au centre de formation du Merle, qui prépare la plupart des bergers qualifiés de la région, le nombre de femmes a dépassé cette année le nombre d’hommes, jusqu’à atteindre quelque 60%, précise Mme Andreis, formatrice. Un état de fait qui ne les dispense pas de devoir redoubler d’efforts pour se faire accepter par leurs pairs comme par leurs employeurs, les éleveurs.
« Je ne faisais pas la fière », confesse Emilie, se remémorant le jour de son entretien d’embauche, avant de lister les éléments qui d’emblée ne jouaient pas en sa faveur :
« Je ne suis pas de la région, je suis une fille, je suis petite et mince. »
Force est de constater que la jeune femme a plus que fait ses preuves : la voilà embauchée pour la deuxième année consécutive.
Compter les années en estives
Avec neuf estives à son actif, Sarah se souvient de ses premiers pas en riant d’elle-même, de ces souvenirs presque lointains, des moyens qu’elle mettait en place pour progresser.
« Je me suis entraînée à crier au début, en hurlant face à une falaise, jusqu’à ce que ça sorte. »
Et celle qui a désormais pris du galon de commenter l’évolution :
« Les premières années j’étais vite aphone, maintenant on me dit que je braille tout le temps. »
Mais ces rudes années sont loin, « maintenant, je ne garde que le meilleur », affirme-t-elle. Et le temps passe bien vite pour qui met du cœur à l’ouvrage. Elle qui approche la trentaine compte les années en estives, comme si le reste n’avait pas d’importance, ou moins.
Avec un effarement plus grand que celui des touristes qui la rencontrent, Sarah s’interroge sur la vie de ces-derniers. Eux qui disent souvent rêver d’un pareil destin. « Faites-le », leur répond-elle inlassablement.
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