le nouveau feuilleton Des mots de minuit. "Une bergère contre vents et marées" #2: un hiver en bergerie
Par Stéphanie Maubé @Culturebox
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Les prairies normandes ont beau être vertes toute l’année, les brebis ont besoin d’un toit pour mettre au monde leurs agneaux, car ils naissent à la saison la plus froide. L’écrin douillet d’une bergerie permet de les accueillir à l’abri de la pluie et des renards.
Ce dimanche, j’ai fait une "grasse matinée" et je ne suis allée à la bergerie qu’à 8h. D’habitude, c’est 7h avec une lampe frontale, car je n’ai pas l’électricité.
Le rythme de travail est plus intense l’hiver, car c’est la saison de naissance de tous les agneaux presque en simultané. En quelques semaines, je joue mes résultats financiers de l’année, car si je rate mon agnelage, j’aurai peu d’agneaux à vendre, donc peu de revenus.
Pour comprendre à quel point cette période est chargée en adrénaline, il faut savoir que les agneaux nouveau-nés rivalisent d’inventivité pour mourir de manière idiote: la tête coincée dans une barrière, noyé dans un seau d’eau, étouffé sous leur mère, ou encore mort de faim devant une mamelle pleine de lait au trayon trop large pour leur bouche. Les premières heures sont décisives et nécessitent une surveillance constante.
L’hivernage en bergerie permet une connexion particulière avec le troupeau, qui redevient très familier, contrairement au reste de l’année où il vit en liberté dans les herbages. Les brebis sont en fin de gestation, énormes et affamées. Certaines ont du mal à traîner leur gros ventre, et se déplacent avec effort, ce qui renvoie à une image féminine plutôt risible. Un troupeau est un matriarcat, composé essentiellement de femelles, et les enjeux d’élevage relèvent de la maternité, de la naissance, de l’allaitement, de la maladie néonatale, de rivalité fraternelle, etc... J’endosse le rôle de cantinière, de femme de chambre, de gynéco et de nounou. Et parfois de sage-femme quand une brebis ne peut pas mettre bas toute seule, voire de psy quand l’une refuse de laisser téter son agneau, qui risque alors de mourir.
Car cela leur arrive parfois, la nature n’est pas si parfaite. Ou plutôt, c’est le fait d’élever des animaux qui est artificiel (même quand on a des pratiques dites naturelles) car les attentes de rentabilité et de croissance sont plus soutenues qu’à l’état sauvage. On peut donc admettre qu’elles ont aussi le droit à la rébellion et au rejet du système.
En pénétrant ce matin dans la bergerie, j’ai culpabilisé de ne pas être venue plus tôt. Trois brebis avaient mis bas, cinq agneaux étaient recouverts de liquide amniotiques et se baladaient dans le décor. Les mères ne savaient plus qui elles devaient allaiter. D’autres brebis léchaient les nouveau-nés, croyant qu’elles venaient de les pondre elles-mêmes (elles doivent se prendre quelques hallucinations à cause des hormones et de la fatigue de fin de gestation!) risquant ainsi de brouiller les pistes olfactives. J’ai enfermé les jeunes mères dans des enclos individuels et testé toutes les combinaisons mère-enfant jusqu’à ce que chacun retrouve sa chacune et s’accroche à la mamelle qui lui est prédestinée.
Outre gérer les naissances, le travail consiste à nourrir et abreuver tous ces ventres, et comme elles avalent foin et céréales plus vite que je ne le distribue – et que mes équipements ne sont pas très fonctionnels – le travail quotidien pendant deux mois est physique et répétitif.
Ma bergerie est une grande serre posée au milieu d’un champ. Sans eau ni électricité. Il ne s’agit pas d’un rejet volontaire de la modernité, mais d’une interdiction de construire et de me raccorder aux réseaux car mes prairies se trouvent en bordure d’un site classé, dans un parc naturel régional, soumises à la loi littorale, dans une zone submersible, Natura 2000, où rien n’est autorisé… Ma serre est assez disgracieuse, mais cachée derrière une haie, et l’aménagement intérieur permet un relatif confort. Et puis je la visualise comme temporaire, car je mise encore sur la chance que les multiples services administratifs m’accordent un jour un permis de construire une vraie bergerie.
J’utilise mon tracteur pour déplacer les balles de foin, mais le reste du travail relève de l’huile de coude: je vais pomper de l’eau à la rivière avec des cuves ficelées sur une vieille remorque, je la siphonne en l’aspirant avec un tuyau d’arrosage, je déroule le foin à la fourche dans les râteliers en palette et les auges sont fabriquées avec des gouttières… Un Do It Yourself un peu moyenâgeux mais totalement décroissant.
Après la prise de conscience que j’avais des bras et des jambes (découverte rurale révolutionnaire), mes expérimentations de "Bricol’ Girl" m’ont définitivement guérie de ma mélancolie citadine.
Le rythme de travail est plus intense l’hiver, car c’est la saison de naissance de tous les agneaux presque en simultané. En quelques semaines, je joue mes résultats financiers de l’année, car si je rate mon agnelage, j’aurai peu d’agneaux à vendre, donc peu de revenus.
Pour comprendre à quel point cette période est chargée en adrénaline, il faut savoir que les agneaux nouveau-nés rivalisent d’inventivité pour mourir de manière idiote: la tête coincée dans une barrière, noyé dans un seau d’eau, étouffé sous leur mère, ou encore mort de faim devant une mamelle pleine de lait au trayon trop large pour leur bouche. Les premières heures sont décisives et nécessitent une surveillance constante.
© Claude Hubert
© Claude Hubert
En pénétrant ce matin dans la bergerie, j’ai culpabilisé de ne pas être venue plus tôt. Trois brebis avaient mis bas, cinq agneaux étaient recouverts de liquide amniotiques et se baladaient dans le décor. Les mères ne savaient plus qui elles devaient allaiter. D’autres brebis léchaient les nouveau-nés, croyant qu’elles venaient de les pondre elles-mêmes (elles doivent se prendre quelques hallucinations à cause des hormones et de la fatigue de fin de gestation!) risquant ainsi de brouiller les pistes olfactives. J’ai enfermé les jeunes mères dans des enclos individuels et testé toutes les combinaisons mère-enfant jusqu’à ce que chacun retrouve sa chacune et s’accroche à la mamelle qui lui est prédestinée.
© Claude Hubert
Ma bergerie est une grande serre posée au milieu d’un champ. Sans eau ni électricité. Il ne s’agit pas d’un rejet volontaire de la modernité, mais d’une interdiction de construire et de me raccorder aux réseaux car mes prairies se trouvent en bordure d’un site classé, dans un parc naturel régional, soumises à la loi littorale, dans une zone submersible, Natura 2000, où rien n’est autorisé… Ma serre est assez disgracieuse, mais cachée derrière une haie, et l’aménagement intérieur permet un relatif confort. Et puis je la visualise comme temporaire, car je mise encore sur la chance que les multiples services administratifs m’accordent un jour un permis de construire une vraie bergerie.
© Claude Hubert
Après la prise de conscience que j’avais des bras et des jambes (découverte rurale révolutionnaire), mes expérimentations de "Bricol’ Girl" m’ont définitivement guérie de ma mélancolie citadine.
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