30AVR2016
Pourquoi ce titre me direz-vous ? Ne faisons-nous pas partie de la même famille, nous les paysans et nos frères les techniciens ? Oui… et non ! Tout dépend de qui est l’aîné, tout dépend de qui a un peu plus d’autorité sur l’autre ; c’est là tout le dilemme.
Marseillais de naissance, installé depuis le 1er janvier 2012 dans le Morbihan, après un long et beau parcours d’études de Droit et de philosophie et l’enseignement de l’économie, j’ai déroulé le tapis rouge de ma ferme devant un nombre impressionnant de voitures de fonctions, aux armoiries de grands groupes agro-industriels. Et j’ai reçu ces messieurs (car ce sont bien souvent des hommes) avec une courtoisie toute chevaleresque, faisant honneur à l’éducation reçue de mes parents.
Paysan hors cadre familial, après une courte période de salariat, et avec un montant important d’annuités à rembourser chaque mois, je croyais alors au mirage de l’agriculture productiviste : j’achetais tout ce qu’il y avait de meilleur pour ma ferme, pour que mes pâtures donnent beaucoup d’herbe et mes vaches, beaucoup de lait. Mal m’en pris ! Les résultats ne vinrent pas, malgré l’omniprésence des techniciens : les pâtures étaient saturées, mon troupeau en triste état sanitaire et mes dettes importantes. Cumulés à d’autres soucis, j’ai voulu mettre fin à mes jours début 2015.
Voilà le décor planté, examinons maintenant les accessoires, puis les acteurs…
Savoir des paysans, « science » des techniciens
Ces messieurs m’ont concocté durant 4 ans un véritable panier garni : ammonitrate, chlorure de potassium, oxyde de souffre, urée, bicarbonate de soude, minéraux divers, soja OGM brésilien, poudre de lait de soja, poudre lait post-colostrale nettoyante, conservateurs de fourrages, bactéries à épandre, pierres à lécher antiparasitaire, produits pour renforcer l’immunité, poudre d’huitres rétentrices d’eau… que sais-je encore !
J’avais un technicien qui suivait mes cultures et qui décidait des semences/engrais/ traitements phytos à faire dans les champs ; j’avais un technicien lait qui s’occupait de la ration alimentaire du troupeau, veaux, vaches, génisses ainsi que de la production prévisionnelle de lait ; j’avais le GDS, le Contrôle laitier, le technicien de la coopérative laitière, le Centre comptable, des techniciens de la Chambre d’agriculture, un technicien bâtiment, un technicien en nutrition des veaux, un autre en produits pharmaceutiques type phytothérapie, un autre spécialisé dans le minéral, un autre encore dans les analyses de fourrages, un autre dans le planning d’accouplement de mes vaches…
Et au milieu de tous ces brillants cerveaux, un simple paysan-payeur ; celui qui aurait dû être l’acteur principal de ce théâtre de verdure, était relégué au rang de spectateur-payeur, observant du haut des gradins, les scènes dramatiques défiler les unes à la suite des autres ; Cela aurait dû se terminer comme l’acte final d’une grande tragédie : la mort. Mais dans le paysan, il y a parfois un instinct de survie, qui fait qu’au moment de passer la corde à la poutre, le protagoniste se sent des airs d’éternité, parce que ce qu’il fait, nourrir les Hommes, est éternel…
C’est là que j’écris l’Acte 2 de la vie de la ferme. Après ces 4 années sous anesthésie, je me suis posé la question du sens que je voulais donner à mon métier : continuer dans cette logique suicidaire ou réagir.
"Il est toujours facile de vendre des produits miracles
aux paysans, mais ces techniciens,
travaillant 35 heures par semaine,
avec 5 semaines de congés payés par an
et une voiture de fonction,
ne savent pas ce qu’est payer."
Tout d’abord, je suis revenu à cette réalité que : « conseiller, n’est point payer ». Il est toujours facile de vendre des produits miracles aux paysans, mais ces techniciens, travaillant 35 heures par semaine, avec 5 semaines de congés payés par an et une voiture de fonction, ne savent pas ce qu’est payer, surtout quand ce produit ne porte aucun résultat. Ils n’ont aucune idée de la prise de risque de notre métier, ou plutôt ils le savent, mais ne le vivent pas. Qu’il est confortable de remplir un bon de commande d’engrais ou d’aliment, en sachant que le paysan devant vous a déjà bien du mal à vivre : « mais c’est pour que ça aille mieux » disent-ils. Oui, l’endettement par l’endettement ! Et si le paysan a quelques difficultés pour régler la note, sa coopérative lui facture des frais exorbitants avec souvent l’envoi d’huissiers de Justice. Je suis passé par là, pour avoir cru en eux.
De plus, les paysans n’ont jamais été autant dépréciés de leur savoir. On m’a affirmé à plusieurs reprises : « l’agriculture est affaire de spécialistes » ou bien : « vous vous posez la question de l’agriculture bio : vous n’y pensez pas ! C’est difficile, il faut avoir une parfaite maîtrise technique ». Bref : eux ont la technique, nous, on ne sait pas faire… D’ailleurs le paysan fait toujours mal pour un technicien. Au nom de quoi, nous, « les petits, les obscurs, les sans-grades » [Edmond Rostang, L’Aiglon, tirade de Flambeau] ne saurions-nous pas cultiver nos champs, élever nos bêtes, aménager nos stabulations ? Quel orgueil tout de même que de se sentir à ce point supérieurs !
Non messieurs les techniciens, vous devez venir dans nos fermes, non pour causer ou colporter des ragots, mais pour écouter, pour vous mettre à l’école de l’humilité. Vos gesticulations commerciales et techniques ne changeront ni le climat, ni la pousse de l’herbe. Car dans notre métier, rien n’échoit automatiquement, rien ne peut être calculé à l’avance et la terre se rit bien de vos prévisions. Nous vivons, nous les paysans, dans l’incertitude permanente, façonnés par des échecs et des réussites imprévisibles, loin, bien loin des équations binaires de vos ordinateurs. C’est ainsi et vous n’y pouvez rien.
Depuis que ces « spécialistes » ne viennent plus chez moi, je suis autonome en alimentation : mes vaches sont heureuses, mes champs sont couverts de mille fleurs, mes coûts de production sont au plus bas, ma dette se réduit peu à peu… Je me sens libre, j’ai enfin du temps pour travailler, bref, je suis heureux !
Car je les ai tous mis dehors, ces fantassins de l’agro-industrie, et quand j’ai besoin d’un renseignement, je m’adresse auprès d’aimables confrères qui exercent le même métier que moi : je reçois des réponses prudentes, emplies de bon sens et d’expérience. Ah ! Le bon sens… il est grand temps de le retrouver !
Ainsi, nous sommes peut-être de la même famille, mais le paysan restera à jamais le frère aîné ; c'est-à-dire cet homme pour qui la Nature est école de vérité, et dont la pensée, au contact de la terre, devient sagesse…
Louis Ganay,
éleveur