Des bergers passionnés racontent la vie dans les alpages et un élevage à visage humain.
C’est un déjeuner virtuel qui pourrait avoirlieu dans les alpages, avec le troupeau alentour, dans le bruit des sonnailles. Du jambon de la ferme, un morceau de fromage sec, le pain de la semaine et l’eau du torrent. Ils s’appellent Rémi, Victor, Sylvain, Jean-Pierre ou Maurice. Ils sont une dizaine – bergers salariés ou bergers éleveurs propriétaires de leurs bêtes. Des taiseux qui parlent rarement de leur métier, encore moins d’eux-mêmes et de leurs brebis. Michel Meuret, directeur de recherche à l’INRA, et Vinciane Despret, maître de conférences en philosophie à l’Université de Liège, sont allés les écouter et nous rapportent leurs paroles – brut de décoffrage – dans un petit ouvrage qui nous fait pénétrer au cœur du troupeau, Composer avec les moutons(éd. Cardère, 150 p., 12 euros).
La plupart ont connu d’autres emplois salariés avant de choisir d’être berger par passion, « à la garde » de ces animaux trop souvent présentés comme stupides. Ils préfèrent dire « mal élevés ». Tels ces troupeaux qui leur sont confiés le temps d’une transhumance, qui n’ont jamais vu le chien ni les collines, gardés et nourris en prés clôturés par des éleveurs avant tout soucieux de rentabilité. « Pour te donner un exemple, je sais que pour changer de pré, les éleveurs le font avec un camion ! Ils rentrent le camion dans le pré, ils baissent le pont, les brebis montent, ils font un kilomètre et hop quand le pré est fini, ils reviennent avec le camion et ainsi de suite. Moi, j’ai vu, au début, quand j’arrivais avec ma voiture et que je rentrais dans le parc pour amener de l’eau, les brebis s’agglutiner autour parce qu’elles croyaient que j’allais les rentrer dans la voiturepour les changer de parc. Impressionnant »,témoigne Victor.
« LES BREBIS SE FONT À TA DÉGAINE, À TA VOIX, À TES CHIENS, LES ODEURS, LA MANIÈRE DE FAIRE, LES GESTES. ELLES ONT COMPRIS : ÇA C’EST NOTRE BERGER ! » SYLVAIN, BERGER
Alors ils doivent composer,apprendre à les connaître, les observer, leur parler. La nuit, équipé de sa lampe frontale, Sylvain va parfois les voir. « Je parle, je chante et je marche doucement avec mes chiens aux pieds, je fais le tour du parc, 15 ou 20 fois s’il le faut. Et je me présente, salut les filles ! Moi c’est Sylvain. Là il y a Kumba, là c’est Rusty [les chiens]… Ce sont des psychopathes, ils ne supportent pas les moutons, donc va falloir faire attention à vous. » Au bout d’un certain temps, les bêtes sont en confiance, se mettent à le suivre, font le tour du parc au même rythme que lui mais à l’intérieur des filets. « Et là ça commence à être gagné. Elles ont compris : ça c’est notre berger ! Elles se font à ta dégaine, à ta voix, à tes chiens, les odeurs, la manière de faire, les gestes, tout. Ta voix surtout ! » Ainsi s’établissent des codes, des « biais » qui permettent aux deux univers – celui du troupeau et celui du berger – de s’accorder.
Maurice raconte qu’un jour il croise son éleveur au niveau d’un pont. Il est à la tête de 1 200 bêtes qu’il freine pour laisser passer la voiture etbavarder avec lui. « Tu sais ce qu’il a fait le troupeau ? Il s’est couché derrière moi. (…) Les bêtes, elles savaient où j’allais. Je ne les trahissais pas. Ça faisait déjà un ou deux jours que j’étais allé les faire pâturer dans un nouveau secteur, sur du “net” [de l’herbe neuve]. Quoiqu’il arrive, elles savaient qu’on allait vers du net. »Les brebis ne se sont pas dispersées, n’ont pas fait demi-tour, attendant calmement la fin de la conversation avant de repartir. « Créer une telle relation avec le troupeau, c’est énorme, tu vois ? »
Regain de vocations
Alors que le développement de l’élevage intensif a failli ruiner le pastoralisme et la pratique des alpages ces cinquante dernières années, le regain des vocations de bergers, la prise de conscience qu’un troupeau n’est pas qu’une usine à viande ou à lait, sont des signes encourageants pour l’avenir d’un élevage à visage humain, où le berger et son troupeau apprennent l’un de l’autre. Ces témoignages émouvants et sincères, ces mots et ces secrets d’estive pour une fois partagés, rappellent opportunément que la vie dans les alpages ne se limite pas à une guerre avec les loups et leurs défenseurs – absents du livre – mais appartient à une culture ancestrale où l’homme et la bête savent vivre en bonne compagnie.
jpgene.cook@gmail.com
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