Dans les archives familiales, je suis tombé un jour sur une bobine de film en noir et blanc datant des années 1960. On y voit mes aïeux faucher le foin sur leur pâturage dans la vallée rhénane à la fin de l'été. Sur l'un des plans, un vieux fermier charge un énorme ballot de foin sur une luge pour le faire descendre dans la vallée. En voyant ces scènes, je me suis demandé en quoi consistait exactement la tradition de la fenaison dans les Alpes et si elle était toujours pratiquée de nos jours.
Les véritables supermen suisses
Pendant des siècles, les paysans des régions alpines ont accompli des efforts surhumains pour récolter le foin dans les zones de montagne les plus reculées. Chaque été, ils partaient du fin fond de leur vallée et montaient très haut dans leurs pâturages des Alpes pour faucher à la main leur foin. Très riche sur le plan nutritif, ce foin spécial était utilisé pour nourrir les animaux durant les longs hivers rigoureux.
Mais, revenons au début du cycle de production du foin. Le processus, qui démarre au début de l'été, se découpe en plusieurs étapes. Juste après la fonte des neiges, la première tâche consiste à faire une inspection des pâturages pour les débarrasser des rochers, des branchages et autres débris qui s'y sont accumulés durant l'hiver. Une fois tous les obstacles enlevés, les fermiers doivent mettre en place des chemins d'accès et stabiliser toutes les parcelles qui auraient été altérées.
En juillet vient le moment de passer à l'étape suivante. Munis de serpes, de crampons et de cordes pour sécuriser leur position, les fermiers et leurs travailleurs saisonniers évoluent sur des prairies presque verticales pour faucher les graminées, les herbes et les arbustes. Bien que la technologie ait évolué au fil des ans (les fermiers portent aujourd'hui des chaussures de montagne et non plus des sabots de bois équipés de crampons de fortune), le défi reste le même puisqu'il s'agit de se déplacer en sécurité sur des pentes très raides.
La fin de l'été coïncide avec le début de la moisson. La matière organique ayant lentement séché sous l'action du soleil et du vent, les fermiers reviennent sur leurs parcelles de montagne. À l'aide de grands râteaux, ils entassent le foin séché dans de grands filets, formant d'énormes meules pouvant peser jusqu'à 60 kg.
Ces filets, appelés Pinggel en Suisse centrale, étaient autrefois chargés sur des traîneaux pour être transportés jusque dans la vallée. Aujourd'hui, les fermiers ont généralement recours à la tyrolienne. Dans le canton d'Uri, qui présente des falaises escarpées, on entend souvent de loin le sifflement caractéristique que font les ballots ainsi acheminés dans les airs. Mais les hélicoptères sont le moyen de transport des balles de foin le plus efficace puisqu'il est possible d'en déplacer jusqu'à 1000 kg par minute avec ces engins.
Une entreprise risquée
C'est en dernière phase de récolte du foin que la plupart des accidents se produisent. Il est très dangereux en effet de manipuler les lourds ballots encombrants en altitude. Les personnes qui s'attachent à perpétuer cette tradition périlleuse doivent être forts et agiles, mais aussi avoir de solides compétences d'alpinistes. Un siècle auparavant, les fermiers suisses, très créatifs, ont mis au point le régime idéal pour les aider à passer l'été. Le breuvage de prédilection d'Alois Blättler, célèbre en son temps dans le milieu des faneurs, était le café noir très sucré additionné de liqueur. Les repas des fermiers étaient constitués «de bacon, de saucisses fumées, de bœuf séché, de pain et de fromage.» (Alois Blättler, 1944)
Mais pourquoi diable les fermiers des régions alpines se donnaient-ils la peine de faucher le foin dans les moindres recoins des pâturages?
Outre la valeur nutritionnelle très intéressante du foin récolté en montagne par rapport aux aliments industriels pour le bétail, il existe des raisons moins évidentes. Prenons par exemple la prévention des avalanches. Les masses de neige prennent tout naturellement de la vitesse sur les surfaces glissantes. Si les pâtures étaient négligées durant l'été, les pluies automnales et la neige hivernale aplaniraient les hautes herbes, ce qui faciliterait l'érosion au printemps.
La fenaison présente un autre atout de taille: elle préserve la santé des plantes et des animaux. La majeure partie de l'année, il n'y a pas d'intervention sur ces pâtures verticales, ce qui fait qu'un grand nombre d'insectes et de fleurs sauvages peuvent y prospérer. Les papillons et les abeilles recueillent le nectar tandis que les chenilles et autres petites bêtes se délectent de plantes savoureuses. Les pâturages destinés à être fauchés sont de véritables havres pour la biodiversité.
Le retour de la fenaison dans le canton d'Uri
Est-ce que vous vous souvenez de la dernière fois que vous avez randonné à travers des pâturages à la fin de l'été? Avez-vous senti l'odeur du foin frais de votre enfance? Il y a des chances que cela ait été le cas car la fenaison en montagne a connu un renouveau ces dernières années.
Les progrès technologiques agricoles et l'absence d'incitations financières avaient presque eu raison de cette tradition séculaire importante quand, en 2013, les autorités locales d'Uri ont lancé une initiative pour le patrimoine dans un nouvel élan visant à la préserver. Des subventions spéciales ont été accordées aux fermiers qui restent attachés à la pratique manuelle ainsi qu'à ceux qui entretiennent des parcelles réputées difficiles d'accès.
Plus de cent fermiers ont choisi de se lancer dans l'aventure de la fenaison depuis lors et ce petit canton revendique un tiers des prairies de foin sauvage de Suisse. Quelque deux douzaines de sites sont situés sur le Rophaien et à Isenthal, où la fenaison en altitude est une tradition vivante. Grâce à ces efforts soutenus, les pâturages de foin sauvage ont été désignés paysage de l’année 2016.
Où peut-on encore observer l'application de techniques de fauche du foin sauvage en Suisse?
Celles et ceux qui sont fascinés par l'histoire et les traditions peuvent en faire l'expérience dans plusieurs régions. Vous entendez le bruit de souffleuses à feuilles dans les montagnes? Vous pouvez alors être assurés que la fenaison en montagne est en marche vers le progrès. Pour atteindre l'un des sites de référence suivants, il faut grimper à plus de 1500 mètres d'altitude:
- Oberland bernois: Niesenflanke, Brienzer Grat, Saanenland, Kandertal
- Glaris: Brandalp (Ennenda), Bischoff (Elm), Glattalp (Engi), Ahornen (Näfels)
- Grisons Avers, Hinterrhein, Rheinwald
- Obwald: Stanserhorn, Pilatus, Sachseln, Lungern, Engelberg
- Nidwald: Stanserhorn, Buochserhorn, Oberrickenbach, Haldigrat sur Niederrickenbach
- Schwyz: Fronalpstock, Muotathal
- Tessin: Monte Generoso, Arogno
- Uri: Rophaien (Flüelen)
Bonus: Terminologie propre au ramassage du foin sauvage
dengeln/dängelen {verbe}: aiguiser une faux
mähen {verbe}: faucher. Apprendre à exceller dans la coupe du foin peut prendre toute une vie. Les coupes les plus propres, qui ne laissent pas de mottes d'herbes, sont celles qui sont effectuées lorsque le sol est encore humide de la rosée du matin.
Pinggel {nom}: énorme filet rempli de foin sauvage séché
Planggen {nom}: pâturages de montagne où le foin sauvage prospère et dont l'inclinaison, presque verticale, est trop abrupte pour y faire paître des bovins mais parfaite pour les brebis et les chèvres.
Triste {nom}: méthode traditionnelle de stockage du foin sauvage en plein air. Un tronc d'arbre entouré d'un lit de pierres et de brindilles constitue le centre de gravité. Le foin est entassé autour du tronc de manière à être stabilisé par son propre poids.
Wildi {nom}: pâturages à foin sauvage